Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions dans lesquelles les activités des forces de l’ordre peuvent être soustraites au champ d’application de la directive relative à l’aménagement du temps de travail. En l’espèce, un agent de la police d’intervention hongroise, affecté à des missions de surveillance à la frontière sud du pays durant plusieurs mois, a contesté la qualification de ses périodes de garde en « période de repos » par son employeur. Il soutenait que ce temps devait être considéré comme du « temps de travail » et rémunéré en conséquence. Saisie du litige, la juridiction hongroise a interrogé la Cour sur l’applicabilité de la directive 2003/88/CE à un tel agent, compte tenu des dérogations prévues pour certaines activités spécifiques de la fonction publique, notamment dans la police. La question posée revenait à déterminer si les missions de surveillance d’une frontière, même dans un contexte d’afflux important de ressortissants de pays tiers, relevaient de l’exception générale au droit du travail de l’Union ou si elles demeuraient encadrées par ses dispositions protectrices. La Cour de justice répond que la directive s’applique en principe, sauf si les missions s’inscrivent dans le cadre d’événements exceptionnels dont la gravité et l’ampleur rendent le respect de la directive impossible sans compromettre la sécurité de la collectivité, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.
Le raisonnement de la Cour confirme une conception restrictive des dérogations au droit social européen, même dans les secteurs régaliens (I), consacrant ainsi une protection étendue des agents publics dont les missions, bien que spécifiques, s’exercent dans un cadre prévisible (II).
I. L’interprétation stricte des exceptions à la directive sur le temps de travail
La Cour de justice rappelle que l’application de la directive 2003/88 est le principe pour l’ensemble des secteurs d’activité, y compris publics. Elle conditionne ensuite l’exclusion de certaines activités de police à la démonstration d’une situation exceptionnelle qui s’oppose de manière contraignante à la planification du temps de travail.
A. Le principe de l’application générale de la directive aux activités de police
La Cour commence par établir que le champ d’application de la directive sur le temps de travail est particulièrement large, visant « à tous les secteurs d’activités, privés ou publics ». L’exclusion de certaines activités spécifiques de la fonction publique, comme celles de la police ou des forces armées, constitue une exception et doit, à ce titre, faire l’objet d’une interprétation stricte. Cette exception ne peut jouer que lorsque « des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques […] s’y opposent de manière contraignante ». Le simple fait qu’une activité relève du maintien de l’ordre public ne suffit donc pas à la soustraire par nature au respect des temps de repos et de la durée maximale du travail.
En affirmant cette primauté de la règle commune, la Cour s’oppose à une lecture qui ferait de la fonction policière une zone de non-droit social par principe. Elle souligne que même pour ces services, la sécurité et la santé des travailleurs doivent être assurées « dans toute la mesure du possible ». La directive a précisément pour finalité de garantir cette protection, et toute dérogation ne saurait vider cet objectif de sa substance. La charge de la preuve repose ainsi sur l’État membre qui entend se prévaloir de l’exception, lequel doit démontrer que l’application de la directive est matériellement incompatible avec l’exercice des missions concernées.
B. La qualification conditionnelle de l’activité comme relevant de l’exception
La Cour précise ensuite les circonstances qui peuvent justifier cette exclusion. L’applicabilité de l’exception est réservée aux « événements exceptionnels, comme des catastrophes naturelles ou technologiques, des attentats ou des accidents majeurs, dont la gravité et l’ampleur nécessitent l’adoption de mesures indispensables à la protection de la vie, de la santé ainsi que de la sécurité de la collectivité ». Le critère déterminant n’est pas la nature de la mission en soi, mais le caractère exceptionnel et imprévisible des circonstances dans lesquelles elle se déroule. Une mission, même essentielle, ne justifie une dérogation que si son exécution serait compromise par le respect des règles sur le temps de travail.
La Cour établit ainsi une distinction fondamentale entre les activités habituelles d’un service, même d’urgence, et les crises d’une ampleur telle qu’elles paralysent toute possibilité d’organisation normale du travail. Le fait qu’une mission s’étende sur plusieurs mois, comme dans le cas d’espèce, est un indice puissant contre la qualification d’événement exceptionnel. Une situation prolongée, même intense, appelle en effet une réponse organisationnelle de l’employeur, par exemple par un « mécanisme de rotation des effectifs », plutôt qu’une suspension des droits fondamentaux des travailleurs. Il appartient donc au juge national d’apprécier si la situation litigieuse présentait un caractère de gravité et d’imprévisibilité justifiant de déroger à la directive.
II. La protection renforcée des agents du secteur de la sécurité publique
En soumettant les activités de police au droit commun du temps de travail sauf circonstances très restreintes, la Cour renforce la protection des agents publics. Elle refuse de lier l’exclusion à la nature même du service d’intervention et confie au juge national le soin d’opérer un contrôle concret et rigoureux des justifications avancées par l’État.
A. Le refus d’une exclusion fondée sur la seule nature de la mission
La Cour rejette l’argument selon lequel les missions de la police d’intervention, créée pour faire face à des situations d’urgence, seraient par essence exclues du champ de la directive. Elle estime que « la directive 2003/88 s’applique aux activités des forces de l’ordre effectuées dans des conditions habituelles, conformément à la mission qui leur est impartie, même lorsque les interventions auxquelles ces activités peuvent donner lieu sont, par nature, imprévisibles ». Cette approche est essentielle, car elle évite de créer des catégories entières de travailleurs privés de la protection de la directive au seul motif de leur affectation à un service « spécial » ou « d’urgence ».
Le raisonnement de la Cour porte sur les conditions réelles d’exercice du travail plutôt que sur l’intitulé de la fonction. Un afflux de migrants à une frontière, s’il peut être intense, peut également devenir une situation structurelle et prévisible qui doit être gérée par des moyens humains et organisationnels adéquats. Considérer de telles situations prolongées comme une crise permanente reviendrait à normaliser l’exception et à priver les agents concernés de tout droit au repos. La Cour souligne que les contraintes budgétaires ou la difficulté à remplacer un travailleur ne sauraient justifier une dérogation à des règles visant à protéger la sécurité et la santé.
B. La charge de l’appréciation transférée à la juridiction nationale
En dernière analyse, la Cour ne tranche pas elle-même le litige mais fournit à la juridiction de renvoi une grille d’analyse précise pour le faire. Le juge national devra vérifier concrètement si, « tout au long de la période litigieuse », la surveillance des frontières n’a pu être effectuée dans des conditions habituelles. Cette démarche impose un examen factuel approfondi des circonstances, notamment la durée de la mission et la possibilité pour l’employeur de mettre en place une organisation du travail conforme aux exigences de la directive. Le juge devra s’assurer qu’il était véritablement impossible d’organiser le service autrement.
Cette solution confère un rôle central au juge national dans la protection des droits des travailleurs. Elle l’oblige à ne pas se contenter des affirmations de l’autorité publique sur la nécessité de déroger aux règles, mais à contrôler de manière stricte que toutes les conditions posées par la jurisprudence de la Cour sont réunies. La portée de cet arrêt est donc considérable : il rappelle aux États membres que la gestion des missions de sécurité et de maintien de l’ordre, même dans des contextes difficiles, doit se faire dans le respect des droits sociaux fondamentaux des agents qui en ont la charge, l’exception ne pouvant être que temporaire et rigoureusement justifiée.