La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, par sa troisième chambre, une décision capitale sur les conditions temporelles de recevabilité des preuves antidumping. Cette affaire portait sur le maintien de droits frappant les importations de nitrate d’ammonium, contesté en raison du caractère prétendument tardif de certains éléments fournis.
Une association de producteurs avait saisi la Commission européenne d’une demande de réexamen, complétée ensuite par des informations additionnelles à la demande de l’institution. Ces compléments intervenaient après le délai légal de trois mois précédant l’expiration des mesures, mais avant la date effective de la fin de la protection commerciale.
Saisi d’un recours par les sociétés exportatrices, le Tribunal de l’Union européenne a annulé, par un arrêt du 5 juillet 2023, le règlement prolongeant les droits. Les premiers juges estimaient que la demande initiale devait contenir, dès l’expiration du délai de trois mois, tous les éléments de preuve suffisants pour agir. La Commission européenne et l’association de producteurs ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice pour contester cette interprétation restrictive du droit dérivé.
La question de droit soulevée consistait à savoir si l’article 11 du règlement 2016/1036 interdit à la Commission de fonder l’ouverture d’un réexamen sur des preuves produites tardivement. Il s’agissait de déterminer si le délai de trois mois impose une déchéance probatoire aux producteurs ou s’il constitue une simple règle d’organisation pour l’administration.
La Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal en considérant que la Commission reste habilitée à tenir compte d’éléments de preuve produits à sa demande durant ce délai. Elle juge que l’efficacité de la défense commerciale impose de ne pas écarter des preuves pertinentes sur la base d’un critère purement temporel et formaliste.
**I. L’écartement d’une interprétation restrictive du délai de dépôt de la demande**
Le Tribunal de l’Union européenne avait favorisé une lecture littérale et rigide des dispositions régissant le réexamen des mesures arrivant à leur terme naturel. La Cour de justice censure cette approche en soulignant qu’« il ne résulte de la combinaison de ces dispositions aucune exigence limitant les pouvoirs de la Commission ».
*A. Le refus d’une lecture littérale axée sur la déchéance procédurale*
La juridiction suprême relève que l’obligation de réexamen naît dès que « la demande contient suffisamment d’éléments de preuve » selon lesquels l’expiration favoriserait la continuation du dumping. Elle précise que le renvoi au délai de trois mois n’implique pas que les producteurs soient tenus de fournir l’intégralité des preuves avant cette échéance. Cette interprétation permet d’éviter que des exigences formelles ne fassent obstacle à l’examen au fond de situations de concurrence déloyale au sein du marché unique.
Le délai légal sert principalement à permettre à la Commission de disposer d’un temps utile pour évaluer la pertinence et le caractère suffisant des informations reçues. La Cour refuse ainsi de transformer une règle de bonne administration en une barrière probatoire infranchissable qui nuirait à la protection des intérêts économiques européens.
*B. La mise en cohérence de la demande avec le pouvoir d’initiative d’office*
L’institution dispose par ailleurs du pouvoir de procéder d’office à un réexamen indépendamment de toute demande formulée par les producteurs de l’Union européenne. La Cour observe qu’une interprétation restrictive obligerait la Commission à rejeter une demande complétée tardivement, tout en l’autorisant à agir immédiatement de sa propre initiative. Un tel résultat nuirait gravement à l’efficacité des procédures administratives sans modifier l’issue finale des enquêtes menées par les services de la défense commerciale.
La flexibilité reconnue à l’administration assure que les décisions d’ouverture de réexamen reposent sur les données les plus récentes et les plus représentatives de la réalité. Ce pragmatisme juridique garantit que la procédure de réexamen reste un outil efficace au service de la régulation des échanges internationaux de produits sensibles.
**II. La préservation de l’effet utile des instruments de défense commerciale**
La Cour de justice replace le litige dans le cadre plus large des objectifs de la politique commerciale commune et de la lutte contre le dumping. Elle rappelle que la capacité de la Commission à assurer la pleine réalisation de ces objectifs serait altérée par une approche excessivement formaliste.
*A. La primauté de l’objectif matériel sur les exigences formalistes*
Le principe fondamental énonce qu’une mesure antidumping doit rester en vigueur le temps nécessaire pour contrebalancer un dumping causant un préjudice réel à l’industrie. La Cour insiste sur le fait que la Commission doit « tenir compte de tous les éléments de preuve pertinents et dûment documentés » lors de son enquête. Limiter cette appréciation aux seuls éléments fournis avant le délai de trois mois reviendrait à ignorer des réalités économiques majeures au nom de la forme.
La recherche de la vérité matérielle sur l’existence d’une pratique déloyale l’emporte donc sur le respect strict d’un calendrier de dépôt qui n’est pas sanctionné. Cette solution favorise une protection adéquate des producteurs européens tout en respectant le principe de bonne administration et le droit à une enquête complète.
*B. La portée délimitée de l’annulation par le renvoi au Tribunal*
Bien qu’elle annule l’arrêt du Tribunal pour erreur de droit, la Cour ne tranche pas définitivement le litige quant au caractère suffisant des preuves fournies. Elle constate que le litige n’est pas en état d’être jugé car l’examen des griefs nécessite des « appréciations factuelles complexes » non encore réalisées. L’affaire est donc renvoyée devant le Tribunal pour qu’il vérifie si, au fond, les preuves consolidées justifiaient réellement l’ouverture de la procédure contestée.
Cette décision préserve le double degré de juridiction tout en fixant un cadre interprétatif clair pour l’avenir des procédures de réexamen au titre de l’expiration. La solution retenue concilie la sécurité juridique des exportateurs avec la nécessité d’une défense commerciale européenne réactive et fondée sur des faits précis.