Cour de justice de l’Union européenne, le 30 janvier 2020, n°C-395/18

Par un arrêt en date du 30 janvier 2020, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle par une juridiction administrative italienne, a précisé les conditions d’exclusion d’un opérateur économique d’une procédure de passation de marché public. En l’espèce, une entité adjudicatrice avait lancé une procédure ouverte pour la fourniture d’un système de communication. Un opérateur économique avait soumis une offre en mentionnant trois sous-traitants potentiels, comme le permettait la procédure. Au cours de l’instruction, l’entité adjudicatrice a constaté que l’un des sous-traitants désignés ne respectait pas ses obligations légales en matière de droit au travail des personnes handicapées. En application de la législation nationale, elle a par conséquent prononcé l’exclusion de l’opérateur économique soumissionnaire.

Saisi du litige, l’opérateur économique a contesté le caractère disproportionné de son exclusion, arguant qu’il aurait dû être autorisé à remplacer le sous-traitant défaillant. La juridiction nationale, constatant que le droit interne imposait une exclusion automatique dans une telle situation au stade de l’offre, a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette réglementation avec la directive 2014/24/UE. La question de droit posée était de savoir si les dispositions de la directive, et notamment le principe de proportionnalité, s’opposent à une législation nationale qui impose l’exclusion automatique d’un soumissionnaire lorsqu’un manquement, constituant un motif d’exclusion facultatif, est constaté à l’égard de l’un des sous-traitants qu’il a désignés dans son offre, sans lui permettre de régulariser sa situation.

À cette question, la Cour de justice apporte une réponse nuancée. Elle juge que si le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce qu’une réglementation nationale prévoie la faculté, voire l’obligation, pour le pouvoir adjudicateur d’exclure un soumissionnaire en raison d’une faute commise par son sous-traitant, ces mêmes dispositions, lues à la lumière du principe de proportionnalité, « s’opposent à une réglementation nationale prévoyant le caractère automatique d’une telle exclusion ». La solution retenue par la Cour consacre ainsi la responsabilité du soumissionnaire du fait des entités qu’il présente (I), tout en posant des limites strictes aux conséquences d’un tel manquement (II).

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I. L’extension de la responsabilité du soumissionnaire du fait de son sous-traitant

La Cour admet qu’un opérateur économique puisse être tenu pour responsable des manquements d’un sous-traitant qu’il a désigné, consacrant ainsi la possibilité de son exclusion (A), une solution qui se justifie par l’exigence fondamentale de fiabilité des acteurs des marchés publics (B).

A. La consécration d’une exclusion du soumissionnaire en raison d’un manquement imputable à son sous-traitant

Le premier apport de la décision est de confirmer que le périmètre des motifs d’exclusion peut s’étendre au-delà de la seule personne du soumissionnaire. En l’espèce, le manquement aux obligations sociales n’était pas le fait de l’opérateur économique principal, mais d’une entreprise tierce qu’il envisageait de faire intervenir. La Cour analyse l’article 57, paragraphe 4, sous a), de la directive 2014/24/UE, qui vise le « manquement aux obligations applicables visées à l’article 18, paragraphe 2 », relatives au droit environnemental, social et du travail. Elle relève que cette disposition est rédigée de manière impersonnelle, ce qui lui permet de considérer que son champ d’application n’est pas limité au seul opérateur économique.

Ainsi, la Cour estime que « le libellé de l’article 57, paragraphe 4, sous a), de la directive 2014/24 […] n’empêche pas les États membres de considérer que l’auteur du manquement constaté peut également être le sous-traitant ». Cette interprétation autorise donc les législations nationales à imputer au soumissionnaire la responsabilité d’une défaillance commise par un acteur qu’il a lui-même choisi et présenté dans son offre. Une telle solution étend la vigilance requise de la part des opérateurs économiques, qui ne peuvent se contenter de garantir leur propre conformité mais doivent également s’assurer de celle de leurs partenaires potentiels. Le choix d’un sous-traitant n’est pas un acte neutre mais un engagement qui peut emporter des conséquences directes sur la recevabilité de l’offre principale.

B. Une exclusion justifiée par l’exigence de fiabilité de l’opérateur économique

L’extension de la responsabilité du soumissionnaire trouve sa justification dans un objectif fondamental du droit des marchés publics : garantir la fiabilité des adjudicataires. La Cour rappelle que la faculté d’exclure un opérateur est destinée à permettre au pouvoir adjudicateur « d’apprécier l’intégrité et la fiabilité de chacun des opérateurs économiques ». Cette fiabilité est une composante essentielle de la confiance qui doit présider à la relation contractuelle entre l’administration et son cocontractant. Un opérateur économique qui présente dans son offre un sous-traitant ne respectant pas des obligations légales fondamentales fait naître un doute légitime sur sa propre diligence et, par conséquent, sur sa fiabilité globale.

En effet, le soumissionnaire est censé avoir procédé aux vérifications nécessaires avant de s’associer, même potentiellement, avec un tiers. La Cour souligne que le pouvoir adjudicateur est en droit d’attendre que les opérateurs fassent preuve « du soin et de la diligence requis pour que, au cours de l’exécution du marché, les obligations concernées soient respectées en toute circonstance, que ce soit par eux-mêmes ou par les sous-traitants ». En ne sanctionnant pas une telle négligence, le droit des marchés publics perdrait une partie de son efficacité, notamment s’agissant du respect des obligations sociales et environnementales, que la directive érige en « valeur cardinale ». Le manquement du sous-traitant devient ainsi un indicateur de la non-fiabilité du soumissionnaire lui-même.

Si le principe de l’exclusion du soumissionnaire est ainsi admis, sa mise en œuvre demeure toutefois soumise à des conditions rigoureuses, empêchant toute automaticité de la sanction.

II. L’encadrement strict des modalités d’exclusion du soumissionnaire

La Cour, tout en validant le principe de l’exclusion, en circonscrit fermement l’application en rejetant tout mécanisme automatique au nom du principe de proportionnalité (A), ce qui implique de garantir à l’opérateur économique la possibilité de démontrer sa fiabilité (B).

A. Le rejet d’une sanction automatique au nom du principe de proportionnalité

Le second enseignement majeur de l’arrêt réside dans la censure de l’automaticité de la sanction. La législation nationale en cause ne laissait aucune marge d’appréciation au pouvoir adjudicateur, le contraignant à exclure le soumissionnaire dès la constatation du manquement du sous-traitant. Or, la Cour rappelle que, conformément au considérant 101 de la directive, les pouvoirs adjudicateurs « devraient accorder une attention particulière au principe de proportionnalité » lors de l’application des motifs facultatifs d’exclusion. L’automaticité de la sanction est, par nature, contraire à une telle approche, car elle empêche toute appréciation au cas par cas.

Une réglementation qui impose une exclusion de plano méconnaît ce principe en ce qu’elle ne permet pas au pouvoir adjudicateur de prendre en compte des facteurs pertinents, tels que la nature mineure du manquement, les moyens dont disposait le soumissionnaire pour le vérifier, ou encore la capacité de ce dernier à exécuter le marché sans recourir au sous-traitant défaillant. La Cour juge qu’une telle règle « méconnaît le principe de proportionnalité en imposant aux pouvoirs adjudicateurs de procéder automatiquement à cette exclusion » et excède ainsi la marge d’appréciation laissée aux États membres. La sanction doit être une mesure adaptée et nécessaire, non une conséquence aveugle et irréfragable.

B. La nécessaire garantie du droit de l’opérateur économique à démontrer sa fiabilité

La condamnation de l’automaticité de l’exclusion est le corollaire d’un droit fondamental reconnu au soumissionnaire : celui de pouvoir corriger la situation. La Cour s’appuie sur l’article 57, paragraphe 6, de la directive, qui institue un mécanisme de « mesures correctives » (ou *self-cleaning*). Cette disposition permet à tout opérateur économique visé par un motif d’exclusion de fournir des preuves attestant qu’il a pris les mesures suffisantes pour démontrer sa fiabilité malgré la faute constatée. Si les preuves sont jugées suffisantes, « l’opérateur économique concerné n’est pas exclu de la procédure de passation de marché ».

Une législation nationale qui prévoit une exclusion automatique prive l’opérateur économique de cette faculté essentielle et est donc incompatible avec le droit de l’Union. Le soumissionnaire doit pouvoir, par exemple, proposer le remplacement du sous-traitant défaillant ou prouver qu’il a mis en place des mesures de contrôle renforcées. Le pouvoir adjudicateur conserve alors son pouvoir d’appréciation pour évaluer si ces mesures sont suffisantes pour restaurer la confiance et garantir la bonne exécution future du marché. En invalidant la présomption irréfragable de non-fiabilité, la Cour réaffirme que l’exclusion doit rester une mesure ultime, justifiée par une analyse circonstanciée de la situation et non par une simple application mécanique de la loi.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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