Par l’arrêt commenté, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’étendue de la faculté accordée aux États membres de moduler les taux d’accise sur le gazole à usage commercial. En l’espèce, une entreprise spécialisée dans la location d’autobus avec chauffeur s’est vu refuser par l’administration fiscale nationale le bénéfice d’un taux d’accise réduit sur le gazole. L’administration a motivé son refus par le fait que l’activité de location, considérée comme un transport occasionnel de passagers, n’était pas incluse dans la liste des activités éligibles fixée par la législation nationale, contrairement au transport régulier de passagers. Saisie du litige, la juridiction italienne a décidé d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle exclusion avec la directive 2003/96/CE du 27 octobre 2003. La question centrale était de savoir si un État membre, après avoir choisi d’appliquer un taux réduit pour le gazole à usage commercial, pouvait légalement restreindre cet avantage à une seule sous-catégorie de transport de passagers, alors même que la directive définit cet usage en visant le « transport régulier ou occasionnel de passagers ». La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que la directive n’impose pas un traitement fiscal identique pour ces deux types de transport. Elle conditionne toutefois la validité d’une telle différenciation au respect du principe d’égalité de traitement, dont la vérification incombe au juge national. La solution retenue par la Cour consacre ainsi une marge d’appréciation significative pour les États membres dans l’application de l’avantage fiscal (I), tout en soumettant l’exercice de cette liberté au contrôle du respect des principes fondamentaux du droit de l’Union (II).
I. La reconnaissance d’une application sélective de l’avantage fiscal
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse combinée des termes et des finalités de la directive pour admettre que les États membres peuvent différencier le traitement fiscal du transport régulier et occasionnel. Cette interprétation repose d’abord sur une lecture littérale et systémique des dispositions pertinentes (A), avant d’être consolidée par une prise en compte des objectifs poursuivis par le législateur de l’Union (B).
A. L’interprétation de la notion de gazole à usage commercial
La Cour examine l’article 7, paragraphe 3, sous b), de la directive, qui définit le gazole à usage commercial comme celui utilisé pour le « transport régulier ou occasionnel de passagers ». Elle relève que l’emploi de la conjonction de coordination « ou » est déterminant. Selon elle, si cette conjonction peut avoir un sens cumulatif, elle peut également revêtir un sens alternatif. L’analyse des termes suggère que le législateur n’a pas entendu imposer un traitement unitaire. Si tel avait été le cas, l’expression plus générale de « transport de passagers » aurait été employée. L’utilisation distincte des adjectifs « régulier » et « occasionnel » indique que ces deux activités peuvent être considérées séparément par les législations nationales.
Cette interprétation textuelle est renforcée par l’économie générale de la directive. La Cour rappelle que la directive 2003/96 n’opère pas une harmonisation totale des droits d’accise, mais se limite à fixer des niveaux de taxation minimaux. Plusieurs de ses dispositions, comme les articles 5, 14 ou 17, prévoient des possibilités d’exonérations ou de réductions, ce qui témoigne de la volonté du législateur de laisser une « certaine marge d’appréciation aux États membres en matière de droits d’accise ». Dans ce cadre, la faculté de différencier le traitement du gazole commercial ne constitue pas une exception, mais s’inscrit dans la logique d’un système d’harmonisation partielle qui préserve les prérogatives des États membres.
B. La validation de la distinction au regard des objectifs de la directive
L’analyse de la Cour ne se limite pas à la structure du texte ; elle s’attache aussi à en dégager l’esprit. Elle met en avant trois objectifs principaux qui justifient de reconnaître aux États membres la faculté de n’avantager qu’une partie des transports de passagers. Premièrement, la directive vise à laisser aux États une marge pour « définir et mettre en œuvre des politiques adaptées aux contextes nationaux ». Permettre à un État de favoriser le transport régulier, qui peut correspondre à des missions de service public et de desserte territoriale, au détriment du transport occasionnel, relève de cette politique adaptée.
Deuxièmement, la Cour considère l’objectif de bon fonctionnement du marché intérieur. Tant que les niveaux minimaux de taxation sont respectés, la distorsion de concurrence reste limitée. La différenciation entre transport régulier et occasionnel n’est pas perçue comme une entrave majeure, car ces deux services ne sont pas nécessairement en concurrence directe. Enfin, la Cour invoque les objectifs environnementaux de la directive. Elle note que limiter le nombre de bénéficiaires d’un avantage fiscal est une mesure qui peut « inciter à limiter cette consommation pour les formes de transport des passagers qui n’en bénéficient pas ». En réservant le taux réduit au seul transport régulier, un État membre peut ainsi indirectement poursuivre un objectif de politique environnementale, ce qui est conforme à l’esprit de la directive.
II. L’encadrement de la marge d’appréciation par le droit de l’Union
Si la Cour de justice reconnaît une liberté certaine aux États membres, elle précise immédiatement que cette prérogative n’est pas discrétionnaire. Elle doit s’exercer dans le respect des principes généraux du droit de l’Union, au premier rang desquels figure le principe d’égalité de traitement (A). La mise en œuvre concrète de ce contrôle est cependant confiée au juge national, qui devient l’arbitre de la situation factuelle (B).
A. La subordination de la distinction au principe d’égalité de traitement
La Cour rappelle avec constance que, dans l’exercice de leurs compétences, même déléguées par le droit de l’Union, les États membres sont tenus par le principe d’égalité de traitement. Ce principe fondamental « exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ». Appliqué au domaine fiscal, il s’oppose à ce que des services semblables et concurrents soient soumis à des taux différents sans justification objective.
Pour guider le juge national, la Cour fournit des critères d’appréciation. La similitude entre des services doit être évaluée du point de vue du consommateur moyen, en examinant si les services présentent des propriétés analogues et répondent aux mêmes besoins. La Cour esquisse elle-même une analyse en indiquant que les services de transport régulier et occasionnel ne semblent pas répondre aux mêmes besoins. Le premier assure une desserte continue sur un trajet déterminé, souvent dans le cadre d’une mission de service public, tandis que le second répond à des besoins ponctuels et spécifiques. Cette différence de nature pourrait constituer une justification objective à la différence de traitement fiscal.
B. Le renvoi au juge national comme arbitre de la comparabilité
En définitive, la Cour de justice opère une répartition claire des rôles. Elle interprète le droit de l’Union en fixant le cadre juridique et les principes applicables, mais laisse à la juridiction de renvoi le soin de les appliquer aux faits de l’espèce. Il appartient donc au juge national de vérifier si, dans le contexte spécifique du marché italien, les services de transport régulier et occasionnel de passagers sont dans une situation de concurrence telle que leur traitement fiscal différencié constituerait une discrimination injustifiée. La Cour suggère fortement que les situations ne sont pas comparables, mais elle se garde de trancher ce point de fait.
Cette démarche illustre le mécanisme de la question préjudicielle, qui est un dialogue entre juges. La portée de l’arrêt est donc double. D’une part, il conforte la capacité des États membres à mener des politiques fiscales ciblées, même dans un cadre harmonisé. D’autre part, il renforce le rôle du juge national, qui n’est pas un simple exécutant mais le garant du respect des principes fondamentaux de l’Union au niveau local. La solution finale du litige dépendra de son appréciation souveraine de la comparabilité des services, éclairée par les critères fournis par la Cour de justice.