Par un arrêt du 30 janvier 2020, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation fiscale nationale instaurant une taxe sur les opérations de bourse. En l’espèce, un État membre a modifié sa réglementation pour que les opérations de bourse ordonnées par un résident auprès d’un intermédiaire professionnel établi à l’étranger soient également soumises à cette taxe. Alors que pour les opérations réalisées par un intermédiaire résident, ce dernier était le redevable de la taxe, la nouvelle législation a désigné le donneur d’ordre résident comme redevable lorsque l’intermédiaire n’était pas établi sur le territoire national. Une société résidente, estimant que cette distinction créait une charge administrative et financière dissuasive, a formé un recours en annulation de ces dispositions devant la cour constitutionnelle de cet État. Celle-ci, doutant de la conformité de la loi avec les libertés de circulation, a interrogé la Cour de justice par la voie d’un renvoi préjudiciel. Il était ainsi demandé si la libre prestation de services et la libre circulation des capitaux s’opposaient à une réglementation nationale qui, pour les opérations boursières impliquant un intermédiaire non-résident, transfère la responsabilité du paiement et de la déclaration de la taxe de l’intermédiaire vers son client résident. La Cour de justice a répondu que les traités ne s’opposent pas à une telle mesure, pour autant que celle-ci soit justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis, en offrant notamment des facilités pour limiter la charge administrative qui en découle.
La solution de la Cour met en lumière une tension classique entre la souveraineté fiscale des États membres et les libertés économiques garanties par les traités. Elle conduit à reconnaître l’existence d’une restriction à la libre prestation de services (I), avant de valider sa justification sous de strictes conditions de proportionnalité (II).
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I. La reconnaissance d’une restriction à la libre prestation de services
La Cour a d’abord qualifié la mesure de restriction à la libre prestation de services en raison du traitement différencié qu’elle instaure. Cette qualification repose sur l’identification d’une charge supplémentaire imposée au donneur d’ordre (A), laquelle est de nature à entraver le recours à des prestataires étrangers (B).
A. L’assujettissement du donneur d’ordre comme charge administrative et financière
La législation en cause instaure une distinction fondamentale dans les modalités de perception de la taxe sur les opérations de bourse. Lorsqu’un résident fait appel à un intermédiaire établi dans le même État membre, c’est ce dernier qui assume l’ensemble des obligations fiscales, incluant la déclaration et le versement de la taxe. En revanche, si ce même résident s’adresse à un intermédiaire établi à l’étranger, la charge de ces obligations lui est directement transférée. La Cour relève que « les donneurs d’ordre résidents deviennent, dans ce dernier cas, redevables de la [taxe sur les opérations de bourse] et des obligations déclaratives qui sont liées à cette taxe ». Cette situation crée une asymétrie juridique et administrative significative.
Le donneur d’ordre se voit ainsi contraint de se substituer à un professionnel pour accomplir des formalités fiscales complexes, sous peine de sanctions. Il doit non seulement calculer le montant de la taxe due pour chaque opération, mais également en assurer la déclaration et le paiement dans les délais impartis. Cette responsabilité nouvelle représente une contrainte administrative et un risque financier qui n’existent pas lorsque le service est fourni par un prestataire national. La Cour souligne donc que le régime fiscal litigieux impose « une responsabilité et des obligations supplémentaires à de tels donneurs d’ordre qui décideraient de faire appel à un intermédiaire non-résident ». L’analyse de la Cour se concentre donc sur les effets concrets de la mesure sur le destinataire du service.
B. La dissuasion de recourir aux services d’intermédiaires non-résidents
En imposant ces contraintes additionnelles, la réglementation nationale rend l’offre des intermédiaires non-résidents moins attractive que celle de leurs homologues nationaux. Pour un résident, le choix d’un prestataire étranger entraîne des complications administratives et des risques qui n’ont pas de contrepartie dans le cadre d’une relation purement nationale. Cette différence de traitement est susceptible de l’influencer dans sa décision de recourir ou non à un service transfrontalier, même si ce dernier pouvait s’avérer plus avantageux sur le plan économique ou qualitatif. La Cour conclut logiquement qu’« une telle réglementation nationale établit, partant, une différence de traitement entre destinataires de services d’intermédiation financière […] de nature à les dissuader de recourir aux services de prestataires non-résidents ».
Cette entrave affecte non seulement les destinataires de services, mais aussi les prestataires eux-mêmes. Pour un intermédiaire non-résident, la complexité que la législation impose à ses clients potentiels constitue une barrière indirecte à l’entrée sur le marché de l’État membre concerné. La Cour le formule en indiquant que cette mesure rend « plus difficile, pour ces derniers, de proposer leurs services dans cet État membre ». La mesure litigieuse constitue donc une restriction à la libre prestation des services au sens de l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, car elle gêne et rend moins attrayant l’exercice de cette liberté fondamentale.
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II. L’admission d’une justification subordonnée au respect de la proportionnalité
Une fois la restriction caractérisée, la Cour examine si celle-ci peut néanmoins être admise au regard du droit de l’Union. Elle accepte les motifs d’intérêt général avancés par l’État membre (A), mais conditionne la validité de la mesure au respect strict du principe de proportionnalité (B).
A. La légitimité des objectifs de bonne administration fiscale
L’État membre à l’origine de la législation a justifié la mesure par la nécessité de garantir l’efficacité du recouvrement de l’impôt et des contrôles fiscaux, ainsi que par la lutte contre l’évasion fiscale. La Cour reconnaît sans difficulté que de tels objectifs constituent des « raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à l’exercice de la libre prestation des services ». En effet, la coopération administrative entre États membres ne permettrait pas d’obtenir avec la même efficacité les informations détaillées relatives à chaque opération de bourse, nécessaires à la perception d’une telle taxe.
Le mécanisme d’assujettissement du donneur d’ordre est jugé apte à atteindre ces objectifs. En le rendant directement responsable de la taxe, la législation s’assure que les opérations réalisées par l’intermédiaire de prestataires étrangers n’échappent pas à l’impôt. La Cour estime ainsi que la mesure est « de nature à assurer que les opérations de bourse concernées n’échapperont pas à l’impôt », en rendant les contrôles plus efficaces et en prévenant le contournement de l’obligation fiscale. Cette reconnaissance de la légitimité des buts poursuivis permet de franchir une première étape dans l’examen de la justification de l’entrave.
B. L’encadrement de la restriction par des modalités d’application mesurées
La Cour examine ensuite si la mesure ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visés. C’est sur ce point que la solution apporte une nuance déterminante. La restriction n’est jugée proportionnée que parce que la législation nationale prévoit simultanément des mécanismes visant à alléger la charge pesant sur le donneur d’ordre et sur l’intermédiaire étranger. La Cour insiste sur le fait que le donneur d’ordre peut s’exonérer de ses obligations « s’il établit que [la taxe] a déjà été acquittée ». La preuve peut notamment être apportée par la production d’un simple bordereau ou d’un extrait de compte.
De plus, la législation offre des solutions alternatives pour faciliter le respect des obligations fiscales. L’intermédiaire non-résident a la faculté, sans y être contraint, de désigner un représentant responsable en Belgique, qui se chargera des formalités déclaratives et du paiement. Ce « choix d’options », selon les termes de la Cour, permet aux parties de choisir la solution la moins contraignante pour elles. C’est cette flexibilité qui conduit la Cour à considérer la restriction comme limitée « à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs légitimes poursuivis ». En définitive, l’arrêt valide une mesure restrictive à la condition expresse qu’elle soit assortie de facilités administratives suffisantes pour ne pas rendre l’exercice des libertés de circulation excessivement onéreux.