Cour de justice de l’Union européenne, le 30 janvier 2024, n°C-442/22

L’arrêt rendu le 30 janvier 2024 par la Cour de justice de l’Union européenne offre une précision essentielle sur l’interprétation de l’article 203 de la directive TVA. En l’espèce, une société assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée exploitait une station-service, dont la gestion était confiée à une de ses employées. Entre 2010 et 2014, cette dernière a émis un grand nombre de fausses factures en utilisant les données d’identification de son employeur, notamment son numéro d’identification fiscale, sans que celui-ci en ait connaissance ou y ait consenti. Ces factures, qui ne correspondaient à aucune livraison de biens réelle, étaient vendues à des sociétés tierces afin de leur permettre de déduire indûment la TVA y figurant. Suite à un contrôle, l’administration fiscale polonaise a considéré que la société employeur était redevable de la taxe mentionnée sur ces factures, au motif qu’elle n’avait pas exercé la diligence requise dans la surveillance de son employée. Saisie du litige, la juridiction polonaise de première instance a confirmé cette position. La société a alors formé un pourvoi devant la Cour suprême administrative. Face à des divergences jurisprudentielles nationales, cette dernière a décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer qui, de l’employeur dont l’identité a été usurpée ou de l’employée auteur matériel de la fraude, doit être qualifié de personne ayant mentionné la TVA sur la facture et, par conséquent, en est redevable au sens de l’article 203 de la directive. La Cour répond que la dette de TVA incombe en principe à l’employée, auteur réel des fausses factures, sauf à démontrer que l’employeur n’a pas fait preuve de la diligence raisonnablement requise pour contrôler les agissements de sa préposée.

La solution de la Cour établit ainsi une imputation de principe de la dette fiscale à l’auteur matériel de la fraude (I), tout en la tempérant par une responsabilité subsidiaire de l’employeur, conditionnée par une appréciation de son comportement (II).

I. L’imputation de la dette de TVA à l’auteur matériel de la fausse facture

La Cour de justice consacre la responsabilité de la personne ayant effectivement émis la facture, rejetant par là une responsabilité de principe de l’employeur dont l’identité a été usurpée (A), pour identifier l’employé fraudeur comme le redevable légal de la taxe (B).

A. Le rejet d’une responsabilité de principe de l’employeur assujetti

La Cour écarte une interprétation qui ferait de l’assujetti, dont les données figurent sur la facture, le redevable automatique de la TVA. Une telle approche reviendrait à ignorer les circonstances réelles de l’émission du document. La Cour rappelle que l’objectif de l’article 203 de la directive TVA est « d’éliminer tout risque de perte de recettes fiscales que pourrait engendrer le droit à déduction ». Or, elle estime qu’il serait contraire à l’objectif de lutte contre la fraude, également poursuivi par la directive, de faire peser la dette sur l’émetteur apparent lorsque celui-ci est de bonne foi et que « l’administration fiscale connaît l’identité de la personne qui a réellement émis cette fausse facture ». En d’autres termes, la simple qualité d’assujetti et la mention de ses informations sur un document frauduleux ne suffisent pas à fonder sa responsabilité, surtout lorsque l’auteur véritable est identifié. Cette position protège l’opérateur économique victime d’une usurpation d’identité, en refusant de lui imputer les conséquences d’actes commis à son insu et sans son consentement.

B. L’identification de l’employé fraudeur comme redevable légal

En conséquence du rejet de la responsabilité de l’employeur, la Cour désigne l’auteur matériel de la fraude comme la personne tenue au paiement. Elle s’appuie sur le libellé de l’article 203, qui vise « toute personne qui mentionne cette taxe sur une facture ». L’emploi de l’expression « toute personne » signifie que le redevable n’est pas nécessairement un assujetti au sens de l’article 9 de la directive. Une personne physique, même non assujettie, peut donc se voir imposer cette obligation dès lors qu’elle est l’émettrice réelle de la facture mentionnant la TVA. Dans la situation d’espèce, bien que l’employée ait agi en utilisant l’identité de son employeur, c’est bien elle qui a matériellement créé et émis les fausses factures. C’est donc elle qui doit être considérée comme la « personne qui mentionne la TVA » et qui, de ce fait, est redevable de la taxe. Cette solution présente l’avantage d’une grande cohérence logique, en faisant coïncider la responsabilité fiscale avec l’auteur de l’acte générateur du risque de perte de recettes pour l’État.

Toutefois, la Cour ne s’en tient pas à une désignation purement matérielle et introduit une nuance de taille, engageant la responsabilité de l’employeur lorsque sa passivité a rendu la fraude possible.

II. La responsabilité subsidiaire de l’employeur conditionnée par son défaut de diligence

La Cour de justice ne décharge pas l’employeur de toute responsabilité de manière absolue. Elle module sa position en introduisant un critère de diligence raisonnable (A), dont la portée est d’équilibrer la protection de l’assujetti de bonne foi et les impératifs de la lutte contre la fraude fiscale (B).

A. L’introduction d’un critère de diligence raisonnable dans le contrôle des préposés

La Cour de justice transpose à la relation employeur-employé la jurisprudence relative au devoir de diligence des opérateurs économiques. Elle rappelle qu’il « n’est pas contraire au droit de l’Union d’exiger qu’un opérateur prenne toute mesure pouvant raisonnablement être requise de lui pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude à la TVA ». Appliquant cette logique, elle juge qu’un employeur ne saurait être considéré de bonne foi « s’il n’a pas fait preuve de la diligence raisonnablement requise pour contrôler les agissements de son employé ». La responsabilité de l’employeur peut donc être engagée si une négligence de sa part a facilité la fraude. Cette appréciation doit être menée au cas par cas par les juridictions nationales, en examinant l’ensemble des faits, notamment l’organisation interne de l’entreprise, les pouvoirs confiés à l’employé et les mécanismes de contrôle mis en place. Si un défaut de surveillance est caractérisé, l’employeur est alors considéré comme le redevable de la TVA, car ses agissements (ou son inaction) lui rendent la fraude imputable.

B. La portée de la solution : entre protection de l’assujetti de bonne foi et lutte contre la fraude fiscale

Cette décision établit un équilibre subtil. D’une part, elle protège l’employeur prudent qui, malgré des contrôles adéquats, est victime des agissements frauduleux d’un employé. Elle évite ainsi de faire peser sur lui une responsabilité objective du seul fait de son statut. D’autre part, elle responsabilise les entreprises en les incitant à mettre en œuvre des procédures de surveillance interne efficaces pour prévenir les fraudes. La solution empêche qu’un employeur puisse se défausser trop facilement en invoquant son ignorance, alors même que son manque d’organisation ou de supervision a été un facteur déterminant dans la commission de l’infraction. En liant la responsabilité de l’employeur à un manquement à son devoir de diligence, la Cour renforce l’arsenal de lutte contre la fraude à la TVA, en faisant de l’assujetti un acteur de premier plan dans la prévention des risques au sein de sa propre structure. La portée de cet arrêt est donc considérable, car il affine la notion de « personne » redevable au sens de l’article 203 en y intégrant une appréciation du comportement et de la diligence de l’opérateur économique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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