Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction italienne, la Cour de justice de l’Union européenne précise les contours de l’autonomie procédurale des États membres dans la mise en œuvre du droit de la consommation. En l’espèce, une autorité nationale de régulation avait sanctionné une entreprise ferroviaire pour une pratique commerciale jugée déloyale, consistant, dans son système de vente en ligne, à ne pas proposer systématiquement les solutions de voyage les moins onéreuses pour des trajets et des horaires équivalents. Cette pratique avait été mise en évidence à la suite de signalements de consommateurs et d’investigations menées par l’autorité elle-même entre 2011 et 2016, conduisant à l’ouverture d’une procédure formelle en novembre 2016 et à une sanction pécuniaire en juillet 2017.
Saisie d’un recours par l’entreprise sanctionnée, la juridiction administrative italienne fut confrontée à un moyen tiré de la tardiveté de la procédure. Le droit national, tel qu’interprété par la plus haute juridiction administrative, imposait à l’autorité de régulation d’ouvrir la phase contradictoire de l’instruction dans un délai de forclusion de quatre-vingt-dix jours à compter du moment où elle aurait eu connaissance des éléments essentiels de l’infraction. Le non-respect de ce délai entraînait l’annulation de la sanction et l’impossibilité d’engager une nouvelle procédure pour les mêmes faits. Doutant de la conformité de cette règle avec le droit de l’Union, et notamment avec la directive 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle réglementation nationale avec les exigences d’efficacité du droit de l’Union.
La question posée à la Cour était donc de savoir si les articles 11 et 13 de la directive 2005/29, qui exigent des États membres la mise en place de moyens adéquats et efficaces pour lutter contre les pratiques déloyales ainsi que des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives, s’opposent à une réglementation nationale prévoyant un délai de forclusion bref et rigide pour l’engagement de la procédure contradictoire, dont la méconnaissance entraîne une annulation intégrale de la décision finale et une déchéance définitive du pouvoir de sanction de l’autorité.
La Cour de justice y répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle réglementation nationale est contraire au principe d’effectivité du droit de l’Union. Elle estime qu’un tel dispositif, par ses modalités et ses conséquences, est susceptible de porter atteinte à l’indépendance opérationnelle de l’autorité de contrôle et de créer un « risque systémique d’impunité », privant ainsi de leur pleine effectivité les dispositions de la directive. La solution retenue par la Cour vient ainsi encadrer fermement l’autonomie procédurale nationale au nom de l’efficacité de la protection des consommateurs (I), en censurant une règle dont les modalités et les conséquences compromettent les objectifs fondamentaux du droit de l’Union en la matière (II).
I. La nécessaire conciliation entre l’autonomie procédurale nationale et le principe d’effectivité
La Cour de justice rappelle d’abord que les États membres disposent d’une compétence pour définir les règles de procédure destinées à assurer la sanction des pratiques commerciales déloyales. Cette autonomie est cependant strictement limitée par les principes directeurs du droit de l’Union, au premier rang desquels figure le principe d’effectivité, qui impose de ne pas rendre la mise en œuvre du droit de l’Union excessivement difficile ou impossible en pratique.
A. La reconnaissance d’une marge d’appréciation procédurale des États membres
En l’absence d’harmonisation complète des procédures de sanction, il revient aux ordres juridiques nationaux de définir les modalités d’action de leurs autorités. La Cour énonce ainsi qu’il « appartient aux États membres d’établir et d’appliquer les règles procédurales nationales dans ce domaine ». Cette compétence inclut la possibilité de fixer des délais pour l’exercice des poursuites, une telle démarche pouvant répondre à un objectif légitime de sécurité juridique, tant pour les entreprises concernées que pour l’autorité elle-même. La Cour admet que la fixation de délais procéduraux raisonnables est en soi compatible avec le droit de l’Union.
Toutefois, ce pouvoir d’organisation n’est pas discrétionnaire. La Cour insiste sur le fait que les règles nationales doivent être conçues de manière à garantir la pleine effectivité de la directive. Les États membres doivent ainsi veiller à ce que les moyens de lutte contre les pratiques commerciales déloyales soient « adéquats et efficaces » et que les sanctions prévues soient « effectives, proportionnées et dissuasives ». C’est à l’aune de ces exigences que la Cour examine la compatibilité de la réglementation nationale en cause, déplaçant l’analyse du principe de l’existence d’un délai vers l’examen concret de ses modalités d’application.
B. La primauté de l’effectivité comme limite à l’autonomie nationale
Le principe d’effectivité constitue la clé de voûte du raisonnement de la Cour. Il implique qu’une règle procédurale nationale ne doit pas avoir pour effet de paralyser l’action de l’autorité chargée de faire respecter le droit de l’Union. Pour évaluer si un régime de délais respecte cet impératif, la Cour préconise une analyse globale prenant en compte « la durée du délai concerné ainsi que l’ensemble des modalités de son application, telles que la date à laquelle il commence à courir, les modalités retenues pour déclencher son ouverture, ainsi que celles permettant sa suspension ou son interruption ».
Dans ce cadre, la Cour prend en considération les spécificités des affaires de pratiques commerciales déloyales, lesquelles « peuvent nécessiter la réalisation d’une analyse factuelle et économique complexe ». Cette complexité inhérente justifie que l’autorité dispose d’une marge d’appréciation suffisante pour mener ses investigations et hiérarchiser ses actions. C’est précisément cette marge d’appréciation que la réglementation nationale litigieuse vient entraver, conduisant la Cour à une censure fondée sur les effets concrets de la règle sur la capacité de l’autorité à remplir sa mission.
II. La sanction d’une règle procédurale génératrice d’un risque systémique d’impunité
La Cour de justice ne se contente pas de poser un principe général, mais procède à une analyse détaillée de la réglementation italienne pour en démontrer l’incompatibilité avec les objectifs de la directive. Elle critique à la fois les modalités de déclenchement et de computation du délai, et les conséquences jugées disproportionnées de son non-respect, qui aboutissent à neutraliser l’appareil répressif.
A. Des modalités procédurales incompatibles avec une action administrative efficace
La Cour identifie plusieurs défauts rédhibitoires dans le mécanisme du délai de quatre-vingt-dix jours. Premièrement, son point de départ, fixé à la « connaissance des éléments essentiels de l’infraction », est jugé imprécis et imprévisible. Il pourrait coïncider avec un simple signalement, obligeant l’autorité à agir prématurément, « sur des bases factuelles et juridiques incertaines ». Deuxièmement, la brièveté et la rigidité du délai privent l’autorité de son indépendance opérationnelle, l’empêchant « d’établir et de mettre en œuvre des priorités pour ses procédures ». Elle serait contrainte de traiter les dossiers dans un ordre purement chronologique, au détriment d’affaires potentiellement plus complexes et plus préjudiciables pour les consommateurs.
En outre, la Cour relève que de telles contraintes temporelles sont susceptibles d’entraver la coopération entre les autorités nationales au sein du réseau européen, mécanisme pourtant essentiel à la lutte contre les infractions transfrontières. L’ensemble de ces modalités procédurales compromet donc structurellement l’efficacité de l’action administrative et la capacité de l’autorité à assurer une protection élevée des consommateurs, conformément à l’objectif de la directive.
B. Des conséquences disproportionnées vidant le régime de sanction de sa substance
Au-delà des modalités du délai, ce sont surtout les conséquences de sa méconnaissance qui emportent la conviction de la Cour. La réglementation nationale prévoit non seulement l’annulation intégrale de la décision, mais aussi l’impossibilité d’engager une nouvelle procédure en vertu du principe *ne bis in idem*. Pour la Cour, une telle sanction est manifestement disproportionnée et « susceptible d’engendrer un risque systémique d’impunité ». En effet, un simple dépassement de délai, même sans préjudice avéré pour les droits de la défense de l’entreprise, suffirait à la mettre définitivement à l’abri de toute sanction.
Cette conséquence radicale est en contradiction directe avec l’article 13 de la directive, qui impose des sanctions effectives et dissuasives. Une règle qui « pourrait, de fait, inciter des entreprises à maintenir des pratiques commerciales déloyales » ne saurait être considérée comme compatible avec cet objectif. La Cour conclut que ce dispositif rend l’application des règles de l’Union « pratiquement impossible ou excessivement difficile », justifiant ainsi sa mise à l’écart par la juridiction nationale au profit d’une interprétation conforme au droit de l’Union.