Cour de justice de l’Union européenne, le 30 juin 2022, n°C-192/21

Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, en réponse à une question préjudicielle, vient préciser l’application du principe de non-discrimination aux agents du secteur public. En l’espèce, une personne avait exercé les fonctions de vétérinaire coordinateur sous un statut d’agent non titulaire pendant plusieurs années, se voyant attribuer un grade personnel de niveau 24. Après avoir réussi les épreuves de sélection pour devenir fonctionnaire, cette personne fut nommée à un poste définitif correspondant à un grade inférieur, le niveau 22. Elle a alors sollicité de son administration la pérennisation de son grade antérieur, le niveau 24, au titre des services accomplis en qualité d’agent non titulaire.

L’administration a rejeté cette demande au motif que la réglementation nationale subordonnait la pérennisation d’un grade à l’occupation d’un poste à titre définitif, et que le poste obtenu par l’intéressé était d’un niveau inférieur à celui revendiqué. Saisi du litige en appel, le Tribunal Superior de Justicia de Castilla y León a émis des doutes sur la conformité de la législation nationale avec le droit de l’Union. La juridiction espagnole a donc interrogé la Cour de justice sur l’interprétation de la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, qui prohibe de traiter les travailleurs à durée déterminée de manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si ce principe de non-discrimination s’oppose à une réglementation nationale qui exclut la prise en compte des services accomplis en tant qu’agent non titulaire pour la pérennisation du grade personnel, une fois l’agent devenu fonctionnaire.

Dans sa décision, la Cour de justice de l’Union européenne répond par l’affirmative. Elle juge que la clause 4, point 1, de l’accord-cadre « s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle, aux fins de la pérennisation du grade personnel, ne sont pas pris en compte les services qu’un fonctionnaire a fournis en qualité d’agent non titulaire avant d’accéder au statut de fonctionnaire ». Le raisonnement de la Cour s’articule autour de l’analyse de la comparabilité des situations et du contrôle des justifications objectives avancées pour légitimer une différence de traitement.

L’arrêt consolide ainsi l’exigence de comparabilité fonctionnelle entre travailleurs (I), avant de procéder à un examen strict des justifications objectives susceptibles d’être invoquées par les États membres (II).

I. La consolidation d’une approche fonctionnelle de la comparabilité

La Cour fonde son raisonnement sur une évaluation concrète de la situation des travailleurs, privilégiant les fonctions exercées plutôt que le statut juridique. Cette analyse la conduit d’abord à définir les contours du « travailleur à durée indéterminée comparable » (A), pour ensuite écarter une vision restrictive qui aurait neutralisé le principe de non-discrimination (B).

A. La primauté des fonctions dans l’appréciation de la situation comparable

Pour que le principe de non-discrimination puisse s’appliquer, il est nécessaire d’établir que les travailleurs concernés se trouvent dans une situation comparable. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette comparaison doit s’opérer au regard « d’un ensemble de facteurs, tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail ». En l’espèce, elle relève que la juridiction de renvoi avait elle-même constaté que la situation de l’agent, lorsqu’il était non titulaire, était identique à celle d’un fonctionnaire en ce qui concerne les fonctions, le diplôme requis et les autres conditions de travail.

La Cour en déduit que la comparaison pertinente ne doit pas s’attacher à la nature temporaire ou permanente du lien d’emploi, mais bien à la réalité des tâches accomplies. Ainsi, la situation de l’agent non titulaire occupant le poste de vétérinaire coordinateur doit être comparée à « celle d’un fonctionnaire qui occupe un tel poste à titre définitif ». Cette approche matérielle est essentielle pour garantir l’effet utile de l’accord-cadre, en évitant que des différences de statut ne masquent une identité de fonctions et de responsabilités.

B. Le rejet d’une comparaison formelle et restrictive

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la pertinence de la comparaison, soulignant qu’un fonctionnaire occupant temporairement un poste de niveau supérieur ne pérennise pas ce grade, mais celui de son poste d’origine. Admettre la demande du requérant aurait pu, selon elle, créer une discrimination à rebours. La Cour écarte cet argument en recentrant le débat sur le champ d’application de la clause 4 de l’accord-cadre. Celle-ci vise à protéger les travailleurs à durée déterminée contre un traitement moins favorable.

La Cour précise qu’« il suffit que les travailleurs à durée déterminée en cause soient traités de manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée placés dans une situation comparable ». La situation d’un fonctionnaire en détachement temporaire n’est pas le bon terme de comparaison. Le véritable référent est le fonctionnaire qui occupe de manière permanente le même poste que celui qu’occupait l’agent non titulaire. En refusant de prendre en compte les services de ce dernier, la réglementation nationale crée bien une différence de traitement au détriment du travailleur anciennement précaire, ce qui suffit à enclencher le contrôle des justifications objectives.

Une fois la comparabilité des situations et la différence de traitement établies, il incombait à la Cour d’examiner si cette inégalité pouvait se fonder sur des raisons objectives, un examen qu’elle mène avec une rigueur notable.

II. L’examen rigoureux des raisons objectives et la primauté du droit de l’Union

La Cour procède à un contrôle approfondi des justifications avancées par la juridiction nationale, réaffirmant la portée contraignante des principes de l’accord-cadre face aux logiques organisationnelles nationales. Elle invalide ainsi les arguments tirés de la structure de la fonction publique (A) et de la prétendue double valorisation des services (B).

A. L’inefficacité des justifications tirées de la structure de la carrière administrative

La juridiction de renvoi suggérait que la différence de traitement pouvait être justifiée par la nécessité de préserver la progressivité de l’évolution de carrière des fonctionnaires. La Cour reconnaît en principe la marge d’appréciation des États membres dans l’organisation de leurs administrations. Elle admet qu’ils puissent fixer des conditions d’accès et d’emploi spécifiques pour leurs fonctionnaires. Cependant, cette autonomie n’est pas absolue et ne saurait justifier une dérogation au principe de non-discrimination par une simple règle générale et abstraite.

La Cour juge qu’une justification « ne saurait être comprise comme permettant de justifier une différence de traitement […] par le fait que cette différence est prévue par une norme nationale générale et abstraite ». En l’occurrence, le refus de prendre en compte les services antérieurs repose uniquement sur la nature temporaire de la relation de travail passée, ce qui est précisément ce que l’accord-cadre interdit. Permettre une telle exclusion viderait la protection européenne de sa substance. De plus, la Cour relève que la réglementation nationale semble permettre une prise en compte des périodes temporaires pour les fonctionnaires, ce qui impose d’appliquer le même traitement aux anciens agents non titulaires.

B. La réfutation de l’argument de la double valorisation des services

La seconde justification potentielle tenait au fait que l’expérience de l’agent non titulaire avait déjà été valorisée lors du processus de sélection pour devenir fonctionnaire. La prendre en compte une seconde fois pour la pérennisation du grade créerait, selon la juridiction de renvoi, un avantage indu. La Cour rejette fermement cette analyse en opérant une distinction fondamentale entre deux mécanismes distincts.

Elle énonce que « l’établissement de conditions d’accès au statut de fonctionnaire et le bénéfice par un tel fonctionnaire de la pérennisation du grade personnel […] sont deux aspects distincts du régime applicable aux fonctionnaires ». La prise en compte de l’expérience pour l’accès à la fonction publique relève de la procédure de recrutement, tandis que la pérennisation du grade est une « condition d’emploi » au sens de la clause 4 de l’accord-cadre. Par conséquent, il ne peut y avoir de double valorisation, car les deux processus poursuivent des objectifs différents. L’un vise à sélectionner des candidats, l’autre à déterminer les conditions de leur carrière. Cette distinction claire empêche que les modalités d’accès à l’emploi ne servent de prétexte pour justifier une discrimination ultérieure dans le déroulement de la carrière.

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Hassan KOHEN
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