Cour de justice de l’Union européenne, le 30 mai 2024, n°C-662/22

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction italienne, la Cour de justice de l’Union européenne précise les contours du principe du contrôle par l’État membre d’origine dans le contexte des services de la société de l’information. En l’espèce, des fournisseurs de services d’intermédiation en ligne, établis dans d’autres États membres que l’Italie, contestaient la légalité de mesures nationales italiennes. Ces dernières leur imposaient une obligation de s’inscrire à un registre des opérateurs de communication, de transmettre des informations détaillées sur leur structure et de s’acquitter d’une contribution financière auprès de l’autorité de régulation nationale, sous peine de sanctions. Ces obligations avaient été introduites afin d’assurer la surveillance du respect d’un règlement de l’Union promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de ces services.

Les fournisseurs de services, arguant d’une violation de la libre prestation de services, ont formé un recours devant le tribunal administratif régional pour le Latium. Cette juridiction, nourrissant des doutes quant à la compatibilité de la réglementation nationale avec le droit de l’Union, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si de telles exigences nationales, appliquées à des prestataires déjà soumis à la législation de leur pays d’établissement, étaient conformes à la directive sur le commerce électronique, ainsi qu’à d’autres textes et principes fondamentaux de l’Union.

La question de droit soumise à la Cour consistait donc à savoir si l’article 3 de la directive 2000/31/CE, qui consacre le principe du contrôle dans l’État membre d’origine, s’oppose à ce qu’un État membre de destination impose à des fournisseurs de services d’intermédiation en ligne établis dans un autre État membre des obligations d’inscription, de communication d’informations et de contribution financière, même lorsque ces mesures visent à garantir l’application d’un autre règlement européen.

La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que de telles mesures nationales constituent une restriction prohibée à la libre circulation des services de la société de l’information. Elle juge que ces obligations relèvent du « domaine coordonné » au sens de la directive et ne peuvent être justifiées par les dérogations prévues, car elles ne remplissent pas les conditions strictes posées par le texte. Comme le souligne la Cour, il « s’oppose à des mesures adoptées par un État membre, dans le but déclaré de veiller à l’application adéquate et effective du règlement (UE) 2019/1150 […], en vertu desquelles, sous peine de sanctions, les fournisseurs de services d’intermédiation en ligne, établis dans un autre État membre, sont soumis […] à [de telles] obligation[s] ».

La solution retenue réaffirme avec force l’un des piliers du marché intérieur numérique qu’est le principe du pays d’origine (I), tout en livrant une interprétation particulièrement stricte des exceptions possibles à ce principe (II).

I. La consolidation du principe du pays d’origine face aux réglementations nationales

La Cour fonde son raisonnement sur une application rigoureuse de la directive sur le commerce électronique, en qualifiant d’abord les mesures italiennes d’exigences relevant du domaine coordonné (A), pour ensuite les considérer comme une restriction injustifiée à la libre prestation des services (B).

A. L’inclusion des obligations nationales dans le « domaine coordonné »

La Cour de justice devait en premier lieu déterminer si les obligations d’inscription, de communication d’informations et de contribution financière imposées par la loi italienne entraient dans le champ du « domaine coordonné », tel que défini à l’article 2, sous h), de la directive 2000/31. Ce domaine couvre les exigences applicables aux prestataires de services de la société de l’information concernant tant l’accès à leur activité que son exercice. Le gouvernement italien soutenait que ces mesures n’entravaient pas l’accès au marché, puisque les prestataires pouvaient de fait commencer leur activité sans y satisfaire.

La Cour écarte cet argument en se fondant sur une approche matérielle plutôt que formelle. Elle considère que des obligations assorties de sanctions, même si elles ne suspendent pas l’exercice de l’activité, « constituent des exigences concernant l’exercice de l’activité d’un service de la société de l’information ». Le fait qu’elles visent à permettre une surveillance par l’autorité nationale ne change rien à leur nature. En soumettant l’exercice légal de l’activité à ces conditions administratives et financières, la réglementation nationale affecte bien les modalités d’exercice des services et relève donc sans équivoque du domaine coordonné. Cette analyse confirme que la notion de « domaine coordonné » doit être interprétée largement pour garantir l’effectivité du principe de contrôle par le pays d’origine.

B. La caractérisation d’une restriction à la libre prestation de services

Une fois les mesures nationales rattachées au domaine coordonné, leur non-conformité au principe de libre circulation des services découle quasi automatiquement de l’article 3, paragraphe 2, de la directive. Cette disposition interdit aux États membres de restreindre, pour des raisons relevant du domaine coordonné, les services de la société de l’information provenant d’un autre État membre. La directive instaure un mécanisme de reconnaissance mutuelle fondé sur le contrôle dans l’État membre d’origine, lequel est seul compétent pour réglementer les prestataires établis sur son territoire.

Par conséquent, en imposant des obligations supplémentaires à des fournisseurs légalement établis et supervisés dans d’autres pays de l’Union, la réglementation italienne constitue une entrave par nature. Elle contrevient directement au principe selon lequel un prestataire ne devrait être soumis qu’à un seul ensemble de règles pour opérer dans l’ensemble du marché intérieur. La Cour réaffirme ainsi que toute exigence additionnelle de l’État de destination est, par principe, une restriction prohibée, sauf si elle peut être justifiée par une dérogation expressément prévue.

L’analyse de la Cour se déplace alors logiquement vers l’examen des justifications possibles, un terrain sur lequel elle se montre particulièrement exigeante, resserrant ainsi la marge de manœuvre des États membres.

II. L’interprétation restrictive des dérogations au principe de contrôle

La Cour examine ensuite si les mesures nationales pouvaient bénéficier du régime dérogatoire de l’article 3, paragraphe 4, de la directive, mais elle l’écarte en raison, d’une part, du caractère général et abstrait des mesures (A) et, d’autre part, de la nature de l’objectif poursuivi (B).

A. Le rejet de la justification en raison du caractère général des mesures

L’article 3, paragraphe 4, de la directive 2000/31 permet à un État membre de prendre des mesures dérogatoires « à l’encontre d’un service donné de la société de l’information ». La Cour de justice, se référant à sa jurisprudence antérieure, rappelle que cette notion doit être interprétée strictement. Elle juge que « des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés […] et s’appliquant indistinctement à tout prestataire de cette catégorie de services ne relèvent pas de la notion de “mesures prises à l’encontre d’un service donné” ».

En l’espèce, les obligations italiennes s’appliquaient à l’ensemble des fournisseurs de services d’intermédiation en ligne et des moteurs de recherche opérant en Italie. Elles ne visaient pas un prestataire spécifique en raison d’un comportement particulier qui menacerait un intérêt public. Le caractère général de la législation suffisait donc à lui seul à exclure l’application de la dérogation. Cette interprétation a une portée considérable : elle signifie que l’article 3, paragraphe 4, ne peut servir de fondement à une réglementation nationale sectorielle qui viendrait doubler le contrôle de l’État d’origine. Il s’agit d’un mécanisme d’intervention ponctuelle et ciblée, et non d’un outil de politique réglementaire générale.

B. L’incompatibilité de l’objectif poursuivi avec les finalités admises

À titre surabondant, la Cour examine si l’objectif des mesures italiennes correspondait à l’une des finalités limitativement énumérées par la directive, à savoir l’ordre public, la santé publique, la sécurité publique ou la protection des consommateurs. La législation nationale visait à assurer l’application du règlement 2019/1150, qui a pour but de garantir l’équité et la transparence dans les relations entre les plateformes en ligne et les entreprises qui les utilisent.

La Cour juge que cet objectif ne se confond avec aucun de ceux listés. Elle écarte notamment la protection des consommateurs, en relevant que le règlement protège les entreprises utilisatrices et que le lien avec la confiance des consommateurs n’est qu’indirect. Puisque les dérogations à une liberté fondamentale doivent faire l’objet d’une interprétation stricte, un objectif non expressément prévu ne peut justifier une restriction. Cet arrêt illustre ainsi que les États membres ne sauraient instrumentaliser les dérogations prévues par une directive pour poursuivre des objectifs, aussi légitimes soient-ils, qui relèvent d’autres instruments du droit de l’Union. La cohérence du système juridique de l’Union impose que chaque réglementation soit appliquée selon ses propres finalités et mécanismes.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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