Cour de justice de l’Union européenne, le 30 novembre 2023, n°C-270/22

Par un arrêt rendu en première chambre, la Cour de justice de l’Union européenne vient préciser les contours du principe de non-discrimination à l’égard des travailleurs à durée déterminée, particulièrement en ce qui concerne les modalités de calcul de l’ancienneté lors de la titularisation dans la fonction publique. Saisie sur renvoi préjudiciel par une juridiction italienne, la Cour était invitée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation nationale qui module la reconnaissance des services accomplis par des enseignants avant leur intégration comme fonctionnaires. En l’espèce, plusieurs enseignants, après avoir exercé leurs fonctions au service de l’État en vertu de contrats à durée déterminée successifs, ont été titularisés. Au moment de reconstituer leur carrière à des fins de rémunération, l’administration compétente a appliqué une réglementation qui ne prenait que partiellement en compte les services antérieurs. Cette législation prévoyait une reconnaissance intégrale des quatre premières années de service, mais limitée aux deux tiers pour la période excédentaire, et excluait totalement du calcul les années de service n’ayant pas atteint une durée minimale de cent quatre-vingts jours. Les enseignants ont contesté ce calcul devant le Tribunale ordinario di Ravenna, estimant qu’il instaurait une discrimination prohibée par la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, annexé à la directive 1999/70/CE. Face à des incertitudes nées d’une précédente décision de la Cour et de divergences jurisprudentielles internes, le juge national a interrogé la Cour sur le point de savoir si le principe de non-discrimination s’opposait à une telle législation, qui non seulement limite la prise en compte des services passés mais en exclut purement et simplement une partie au motif de leur brièveté. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que la clause 4 de l’accord-cadre interdit une législation nationale qui, pour la reconstitution de carrière d’un fonctionnaire titularisé, combine une exclusion des périodes de service jugées trop courtes et une prise en compte seulement partielle des périodes plus longues. Une telle accumulation de restrictions constitue une différence de traitement qui ne saurait être justifiée par des raisons objectives, car elle apparaît disproportionnée au regard des buts poursuivis.

La décision consolide la protection offerte aux travailleurs à durée déterminée en opérant un contrôle rigoureux des justifications nationales au principe de non-discrimination (I), tout en apportant des clarifications méthodologiques essentielles sur la portée de sa propre jurisprudence et le rôle du juge national (II).

I. La prohibition renforcée de la discrimination dans le calcul de l’ancienneté

La Cour réaffirme avec force l’exigence de non-discrimination en confirmant une conception large de la comparabilité des situations (A) et en caractérisant avec précision la double différence de traitement issue de la législation nationale (B).

A. La confirmation d’une large comparabilité entre enseignants titulaires et contractuels

Pour déterminer s’il existe une discrimination, il est nécessaire au préalable d’établir que les situations des travailleurs concernés sont comparables. La Cour rappelle à cet effet que « pour apprécier si des travailleurs exercent un travail identique ou similaire », il convient de tenir compte « d’un ensemble de facteurs, tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail ». En l’espèce, elle estime que les enseignants contractuels, bien qu’effectuant des remplacements parfois brefs et discontinus, se trouvent dans une situation comparable à celle des enseignants titulaires. Le raisonnement de la Cour se fonde sur une approche fonctionnelle, considérant que les requérants « occupaient les mêmes fonctions et le même poste, auprès du même employeur, que les enseignants à durée indéterminée qu’ils étaient amenés à remplacer ».

La Cour écarte ainsi les arguments tendant à distinguer les expériences professionnelles en fonction de la durée ou de la continuité des contrats. Le fait que certaines missions aient été de courte durée ou à temps partiel n’est pas jugé pertinent pour remettre en cause la comparabilité des situations, dès lors que la nature des tâches accomplies demeure identique. Cet élément est déterminant, car il empêche les employeurs publics de se prévaloir de la précarité qu’ils organisent eux-mêmes pour justifier une inégalité de traitement. De plus, la Cour relève qu’« aucun élément du dossier soumis à la Cour ne tend à établir que le caractère bref et discontinu de certains des services effectués, le cas échéant, par un enseignant à durée indéterminée aurait pour effet que l’expérience ainsi acquise ne serait pas prise en compte aux fins du calcul de son ancienneté ». Par cette analyse, elle neutralise l’argument d’une moindre valeur de l’expérience acquise de manière fragmentée.

B. La caractérisation d’une différence de traitement doublement pénalisante

Une fois la comparabilité établie, la Cour identifie une différence de traitement manifeste au détriment des enseignants titularisés issus d’un parcours précaire. Cette inégalité ne découle pas d’un seul mécanisme, mais de la combinaison de deux règles distinctes. La première est une règle d’exclusion pure et simple : les périodes de service qui n’atteignent pas cent quatre-vingts jours par année scolaire ou une période continue spécifique « ne sont pas prises en compte aux fins de la reconnaissance de leur ancienneté ». La seconde est une règle de prise en compte partielle : pour les périodes qui dépassent ce seuil, la reconnaissance est intégrale pour les quatre premières années, mais réduite aux deux tiers pour les années suivantes. Il en résulte qu’un enseignant titulaire dès l’origine bénéficie d’une reconnaissance complète de chaque jour de service, tandis que l’enseignant anciennement contractuel subit une double limitation.

La Cour examine également le mécanisme de réalignement de carrière prévu par le droit italien, qui permet, après une très longue période de service, de réintégrer le tiers d’ancienneté initialement non comptabilisé. Elle constate cependant que ce correctif est trop tardif pour effacer la discrimination subie. En effet, « cette réintégration ne peut intervenir qu’après une période particulièrement longue, à savoir entre la 16e et la 24e année de services ». Le préjudice salarial, immédiat et durable, n’est donc pas compensé par cette perspective lointaine. La différence de traitement est par conséquent bien réelle et significative, ce qui impose d’examiner si elle peut être justifiée par des raisons objectives.

II. Un contrôle strict des justifications objectives et de la portée des arrêts de la Cour

La Cour se livre à un examen approfondi des justifications avancées par l’État membre, concluant à leur caractère disproportionné (A), et en profite pour clarifier la méthode que doit suivre le juge national dans l’application du droit de l’Union (B).

A. L’appréciation rigoureuse de la proportionnalité des mesures nationales

La clause 4 de l’accord-cadre permet une différence de traitement si elle est justifiée par des « raisons objectives ». La juridiction de renvoi et le gouvernement italien avançaient notamment la nécessité de valoriser les compétences acquises par la voie de concours et d’éviter des discriminations « à rebours » à l’encontre des fonctionnaires recrutés directement sur une base statutaire. La Cour admet que de tels objectifs peuvent être légitimes. Toutefois, elle rappelle que les mesures mises en œuvre pour les atteindre doivent être à la fois aptes et nécessaires. C’est sur ce dernier point que la législation italienne est jugée défaillante.

Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans l’analyse de l’effet cumulatif des restrictions. Si elle avait pu admettre, dans une affaire antérieure, qu’une limitation proportionnelle de la prise en compte de l’ancienneté pouvait être justifiée, elle juge ici que la situation est différente. La « limitation à proportion des deux tiers de la prise en compte de l’ancienneté de plus de quatre ans acquise au titre de contrats de travail à durée déterminée, combinée avec une telle exclusion, conduisant à priver totalement l’enseignant à durée déterminée de son ancienneté lorsque celle-ci est inférieure aux seuils de pertinence […] excède ce qui est nécessaire ». En d’autres termes, c’est la combinaison d’une exclusion totale et d’une reconnaissance partielle qui rend le dispositif global disproportionné. Une telle rigueur prive de manière excessive les travailleurs de la valorisation de leur expérience professionnelle, sans que cela soit indispensable pour atteindre les objectifs légitimes invoqués.

B. La clarification méthodologique du rôle du juge national

Au-delà de la solution au fond, cet arrêt revêt une portée pédagogique importante à l’égard des juridictions nationales. La Cour saisit l’occasion de rectifier une mauvaise lecture de sa jurisprudence antérieure par le juge de renvoi, lequel se demandait si l’arrêt *Motter* avait définitivement validé le système italien. La Cour rappelle fermement la répartition des compétences dans le cadre du renvoi préjudiciel : « il n’incombe pas à cette dernière de se prononcer sur la compatibilité de normes de droit interne avec les dispositions du droit de l’Union ». Sa mission est de fournir les éléments d’interprétation du droit de l’Union, mais il appartient ensuite au juge national d’apprécier cette compatibilité dans le cas concret.

Plus encore, la Cour réitère l’obligation pour le juge national, en vertu du principe de primauté, d’assurer le plein effet du droit de l’Union, « en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute réglementation ou pratique nationale […] qui est contraire à une disposition du droit de l’Union d’effet direct ». Ce rappel insiste sur le rôle central du juge national comme premier juge du droit de l’Union et sur la portée directe de la clause 4 de l’accord-cadre. En affirmant qu’un arrêt préjudiciel ne constitue pas une validation abstraite et définitive d’une loi nationale, la Cour renforce l’autonomie et la responsabilité du juge national, qui doit procéder à une analyse *in concreto* et ne peut se retrancher derrière une interprétation trop rigide des décisions de la Cour.

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Hassan KOHEN
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