Par un arrêt rendu en 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée de la notion de membre de la famille dans le cadre de l’accord d’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie. En l’espèce, un ressortissant turc, entré sur le territoire d’un État membre durant sa minorité pour rejoindre sa mère et son beau-père, ce dernier étant un travailleur turc régulièrement employé, s’est vu refuser la prorogation de son titre de séjour et notifier une mesure d’expulsion suite à plusieurs condamnations pénales. Saisi du litige, le juge national a interrogé la Cour sur la question de savoir si le requérant pouvait, en sa qualité de beau-fils d’un travailleur turc, bénéficier des droits prévus par la décision n° 1/80 du conseil d’association. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si la notion de « membre de la famille », au sens de l’article 7 de cette décision, englobe le beau-fils d’un travailleur turc. La Cour y a répondu par l’affirmative, jugeant que le beau-fils, âgé de moins de vingt et un ans ou à charge, doit être considéré comme un membre de la famille, à condition qu’il ait été dûment autorisé à rejoindre le travailleur dans l’État membre d’accueil. Le raisonnement de la Cour repose sur une interprétation extensive, justifiée par la finalité de la disposition et l’application par analogie des principes régissant la libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté (I). Cette solution confirme ainsi le statut privilégié des ressortissants turcs bénéficiant de l’accord d’association, tout en en précisant les limites (II).
I. Une interprétation extensive de la notion de membre de la famille
L’interprétation retenue par la Cour pour inclure le beau-fils dans le champ des bénéficiaires de la décision n°1/80 repose sur une méthode téléologique, visant à garantir l’effet utile du droit au regroupement familial (A), et se fonde sur une application par analogie des règles applicables aux travailleurs citoyens de l’Union (B).
A. La finalité du regroupement familial comme guide d’interprétation
La Cour affirme d’emblée que la notion de « membre de la famille » doit recevoir une interprétation uniforme et autonome en droit communautaire. Pour ce faire, elle se réfère à l’objectif poursuivi par l’article 7 de la décision n° 1/80, qui est de favoriser le regroupement familial. La juridiction rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le système de cette décision « entend créer des conditions favorables au regroupement familial dans l’État membre d’accueil en permettant, dans un premier temps, la présence des membres de la famille auprès du travailleur migrant et en y consolidant, après une certaine période, leur position par le droit qui leur est accordé d’accéder à un emploi dans cet État ». Une lecture restrictive, qui limiterait la notion de famille aux seuls liens du sang, irait à l’encontre de cette finalité. Elle créerait une distinction injustifiée entre les enfants et les beaux-enfants qui partagent le même foyer et la même vie de famille avec le travailleur turc, compromettant ainsi l’effet utile de la disposition.
B. L’application par analogie des principes de la libre circulation des travailleurs de l’Union
Le raisonnement de la Cour est principalement assis sur une analogie avec le droit applicable aux travailleurs ressortissants des États membres. Elle rappelle sa jurisprudence, initiée par l’arrêt *Bozkurt*, selon laquelle « les principes admis dans le cadre de [la libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté] doivent être transposés, dans la mesure du possible, aux ressortissants turcs bénéficiant des droits reconnus par ladite décision ». Or, l’article 10 du règlement n° 1612/68, qui précise les droits des membres de la famille d’un travailleur de l’Union, a déjà fait l’objet d’une interprétation par la Cour dans l’arrêt *Baumbast et R*. Dans cette affaire, elle avait jugé que le droit de s’installer avec le travailleur concerne tant ses descendants que ceux de son conjoint. En l’absence de toute indication contraire dans le texte de la décision n° 1/80, il convient donc, par cohérence, d’adopter la même solution pour les membres de la famille d’un travailleur turc. Cette transposition assure une application homogène des principes fondamentaux de la libre circulation aux situations juridiquement comparables.
II. La confirmation d’un statut privilégié pour les ressortissants turcs
En consacrant une définition large de la famille, la Cour réaffirme la nature particulière de l’accord d’association avec la Turquie (A), tout en rappelant que les droits qui en découlent ne sont pas dépourvus de conditions et de limites (B).
A. La portée de l’accord d’association CEE-Turquie
La Cour vient conforter son analyse en se référant à un arrêt antérieur, *Mesbah*, concernant l’accord de coopération avec le Maroc. Dans cette décision, elle avait déjà interprété de manière extensive la notion de membre de la famille. La Cour en déduit un argument *a fortiori* : « cette interprétation, consacrée à propos d’un accord de coopération, doit valoir, à plus forte raison, s’agissant d’un accord d’association qui poursuit une finalité plus ambitieuse ». Cette affirmation souligne une hiérarchie implicite entre les accords externes de la Communauté. L’accord d’association avec la Turquie, visant une intégration économique et sociale plus profonde et prévoyant une perspective d’adhésion, confère des droits plus étendus que de simples accords de coopération. La présente décision s’inscrit donc dans une ligne jurisprudentielle qui reconnaît la force et la spécificité du lien unissant l’Union et la Turquie.
B. La portée et les limites du droit reconnu
Cette décision a une portée significative car elle étend la protection du droit communautaire à une catégorie de personnes que les États membres auraient pu être tentés d’exclure sur la base de leurs législations nationales. Elle assure ainsi une plus grande sécurité juridique aux familles des travailleurs turcs et favorise leur intégration. Cependant, la Cour prend soin de baliser le droit qu’elle reconnaît. La solution est assortie d’une condition essentielle : le membre de la famille doit avoir été « dûment autorisé à rejoindre ledit travailleur dans l’État membre d’accueil ». Ce faisant, la Cour rappelle que le droit au regroupement familial au titre de l’accord d’association ne constitue pas un droit d’entrée sur le territoire des États membres, compétence qui demeure nationale. En outre, si le beau-fils bénéficie des droits issus de la décision, il reste soumis aux limitations prévues par celle-ci, notamment celles justifiées par des raisons d’ordre public. La reconnaissance de son statut ne préjuge donc pas de l’issue du litige au fond, mais oblige le juge national à examiner la proportionnalité de la mesure d’expulsion au regard des critères du droit communautaire, et non plus seulement de son droit interne.