Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la conformité d’une législation nationale relative à un congé dit « d’allaitement » avec le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes. En l’espèce, un travailleur salarié s’était vu refuser par son employeur le bénéfice de ce congé, qui prenait la forme d’une réduction du temps de travail journalier. Le refus était motivé par le fait que la mère de l’enfant, bien qu’exerçant une activité professionnelle, avait le statut de travailleuse indépendante et non de salariée, condition requise par le droit national pour que le père puisse prétendre au congé.
Saisi du litige, le travailleur a d’abord été débouté de sa demande par la juridiction de première instance, qui a confirmé l’interprétation stricte de la loi nationale. Le travailleur a alors interjeté appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Galicia. Cette juridiction, tout en reconnaissant la correcte application du droit interne, a émis des doutes sur la compatibilité de la disposition en cause avec la directive 76/207/CEE relative à l’égalité de traitement. Constatant que le congé avait évolué pour devenir un « simple temps d’attention à l’enfant » et non une mesure strictement liée à l’allaitement biologique, elle a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
La question posée à la Cour était donc de savoir si une loi nationale qui accorde un droit à congé à la mère salariée, mais ne l’accorde au père salarié qu’à la condition que la mère de l’enfant soit également une travailleuse salariée, constitue une discrimination fondée sur le sexe prohibée par le droit de l’Union. En réponse, la Cour affirme que la directive 76/207/CEE s’oppose à une telle mesure nationale. Elle juge que cette réglementation instaure une différence de traitement injustifiée, car elle perpétue une répartition traditionnelle des rôles parentaux au lieu de promouvoir une égalité réelle des chances. La Cour, en censurant cette disposition, réaffirme une conception matérielle de l’égalité de traitement, au-delà de sa finalité protectrice apparente (I), et en précise la portée en sanctionnant une mesure qui perpétue paradoxalement les stéréotypes de genre qu’elle prétend combattre (II).
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I. La censure d’une discrimination directe fondée sur le sexe
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse de la mesure nationale au regard des critères de la discrimination. Elle identifie d’abord une différence de traitement manifeste fondée sur le sexe (A), avant de rejeter les justifications traditionnellement admises tenant à la protection de la femme (B).
A. La caractérisation d’une différence de traitement injustifiée
La Cour constate que la législation nationale établit une distinction claire dans les conditions d’accès au congé. Une mère salariée y a droit inconditionnellement, tandis qu’un père salarié n’y accède que si la mère est elle-même salariée. Cette conditionnalité unique pour les travailleurs de sexe masculin est au cœur du raisonnement. La Cour rappelle que les situations d’un père et d’une mère, tous deux travailleurs, sont comparables au regard de la nécessité de s’occuper d’un enfant en bas âge. Elle affirme que « les situations d’un travailleur masculin et d’un travailleur féminin, respectivement père et mère d’enfants en bas âge, sont comparables au regard de la nécessité dans laquelle ceux-ci peuvent se trouver d’avoir à réduire leur temps de travail journalier afin de s’occuper de cet enfant ».
En partant de cette comparabilité, la différence de traitement apparaît comme directement fondée sur le sexe. La qualité de parent est suffisante pour la femme mais insuffisante pour l’homme, auquel est imposée une condition supplémentaire liée au statut professionnel de sa conjointe. Cette asymétrie des droits, pour une mesure visant l’attention portée à l’enfant, constitue une discrimination au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 76/207. L’analyse ne s’arrête pas à ce constat, mais examine si cette discrimination pourrait être justifiée.
B. Le rejet des justifications tirées de la protection de la maternité
Le droit de l’Union autorise des différences de traitement si elles visent à protéger la femme, notamment en lien avec la grossesse et la maternité. Toutefois, la Cour écarte cette justification en se fondant sur l’évolution de la nature même du congé. Initialement conçu pour l’allaitement naturel, le congé a été progressivement détaché de cette finalité biologique. Il est devenu un « temps d’attention à l’enfant », pouvant être pris indifféremment par le père ou la mère lorsque les conditions sont remplies.
La Cour souligne que le fait que « le congé en cause au principal puisse être pris indifféremment par le père salarié ou la mère salariée implique que l’alimentation et le temps d’attention à l’enfant peuvent être assurés aussi bien par le père que par la mère ». Dès lors, le congé ne relève plus de la protection de la condition biologique de la femme après l’accouchement, ni de la protection du rapport particulier entre la mère et son enfant. Il s’agit d’une mesure de conciliation de la vie familiale et professionnelle, accordée aux parents en cette qualité. En conséquence, la dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 3, de la directive est inapplicable, et la discrimination ne peut être justifiée sur ce fondement.
II. L’affirmation d’une égalité réelle contre la perpétuation des rôles de genre
Au-delà de la simple censure d’une discrimination, l’arrêt porte une appréciation sur la valeur de la mesure au regard de l’objectif d’égalité des chances. La Cour juge la mesure nationale inapte à promouvoir une égalité réelle (A) et met en lumière son effet paradoxal, qui nuit en définitive à l’autonomie professionnelle des femmes (B).
A. L’inaptitude de la mesure à promouvoir l’égalité des chances
Le gouvernement espagnol soutenait que la mesure constituait une action positive visant à compenser les désavantages subis par les femmes sur le marché du travail après une naissance. La Cour rejette cet argument en analysant les effets concrets de la législation. Loin de réduire les inégalités de fait, la mesure conditionnant le droit du père au statut de la mère renforce une vision stéréotypée de la parentalité. Elle est « plutôt de nature à perpétuer une distribution traditionnelle des rôles entre hommes et femmes en maintenant les hommes dans un rôle subsidiaire à celui des femmes en ce qui concerne l’exercice de leur fonction parentale ».
Une telle mesure ne s’inscrit pas dans l’objectif de l’article 2, paragraphe 4, de la directive, qui vise à atteindre une égalité substantielle et non purement formelle. En cantonnant le père à un rôle secondaire, dépendant du statut de la mère, la loi ne contribue pas à améliorer la capacité des femmes à concourir sur le marché du travail sur un pied d’égalité, mais conforte au contraire la répartition traditionnelle des tâches familiales.
B. L’effet pervers d’une restriction du droit du père
La portée de la décision est particulièrement éclairante lorsque la Cour analyse les conséquences de la mesure pour une femme ayant le statut de travailleuse indépendante. Le refus d’accorder le congé au père salarié a pour effet direct de faire peser l’entière charge de l’enfant sur la mère. La Cour relève que dans une telle situation, la mère « se verrait contrainte de limiter son activité professionnelle et de supporter seule la charge résultant de la naissance de son enfant, sans pouvoir recevoir une aide du père de l’enfant ».
Ce faisant, une mesure prétendument protectrice des femmes salariées aboutit à pénaliser les femmes exerçant une activité indépendante, entravant leur carrière et leur autonomie économique. La décision met ainsi en évidence l’interdépendance des droits des parents pour la réalisation d’une véritable égalité professionnelle. En affirmant que le droit du père au congé est aussi une condition de l’égalité pour la mère, la Cour de justice dépasse une vision segmentée de l’égalité de traitement et ancre son interprétation dans la réalité sociale et économique des familles.