Par un arrêt en date du 30 septembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions d’exercice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée dans le contexte d’une modification législative nationale appliquée rétroactivement.
En l’espèce, une société avait réalisé des travaux de construction pour le compte d’un maître d’ouvrage, en faisant appel à des sous-traitants. Ces opérations, effectuées en 2007, ont été facturées conformément à la législation sur la TVA alors en vigueur. Au début de l’année 2008, une nouvelle loi nationale relative à la TVA est entrée en vigueur, instaurant un régime d’autoliquidation pour les travaux de construction. Les parties concernées ont conjointement opté pour l’application rétroactive de cette nouvelle loi aux opérations réalisées en 2007. Suite à ce choix, l’administration fiscale a procédé à un contrôle et a refusé à la société le droit de déduire la TVA afférente aux prestations de ses sous-traitants. L’administration a motivé son refus par le fait que les factures initiales, établies en 2007, n’étaient pas conformes aux nouvelles exigences formelles imposées par la loi de 2008, notamment l’absence de mentions spécifiques au régime d’autoliquidation. La société aurait dû, selon l’administration, obtenir des factures rectifiées et déposer une déclaration complémentaire. Saisie du litige, la juridiction nationale a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle exigence avec le droit de l’Union.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si les dispositions de la directive relative au système commun de TVA s’opposent à une réglementation nationale qui, appliquée rétroactivement, subordonne l’exercice du droit à déduction à de nouvelles exigences formelles, alors même que l’administration fiscale dispose de toutes les informations nécessaires pour vérifier les conditions de fond de ce droit.
À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que les articles 167, 168 et 178 de la directive 2006/112/CE s’opposent à une législation nationale qui, dans le cadre d’un régime d’autoliquidation, conditionne la déduction de la TVA à la rectification de factures et au dépôt d’une déclaration rectificative, « alors que l’autorité fiscale concernée dispose de toutes les données nécessaires pour établir que l’assujetti est redevable de la taxe sur la valeur ajoutée en tant que destinataire des opérations en cause et pour vérifier le montant de la taxe déductible ».
La solution de la Cour affirme ainsi la primauté des conditions de fond du droit à déduction sur les exigences formelles (I), consacrant par là même la protection des principes fondamentaux du droit de l’Union en matière fiscale (II).
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I. La primauté affirmée des conditions de fond du droit à déduction
La Cour rappelle d’abord le caractère fondamental du droit à déduction dans le système de la TVA (A), avant de rejeter des exigences formelles rétroactives qui entraveraient de manière disproportionnée l’exercice de ce droit (B).
A. Le caractère fondamental du droit à déduction
La décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui considère le droit à déduction comme un élément central et non limitable du mécanisme de la TVA. La Cour souligne que ce droit « fait partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut, en principe, être limité ». Il vise à soulager intégralement l’opérateur économique du poids de la taxe due ou acquittée dans le cadre de ses activités économiques, garantissant ainsi la parfaite neutralité de l’impôt sur toutes les activités économiques.
Ce droit naît au moment où la taxe devient exigible et son exercice est conditionné au respect d’exigences de fond précises. L’article 168 de la directive 2006/112/CE dispose que l’assujetti peut déduire la TVA ayant grevé les biens et les services dès lors qu’ils sont utilisés pour les besoins de ses propres opérations taxées. En l’espèce, il n’était pas contesté que les travaux des sous-traitants étaient bien destinés à la réalisation d’une opération taxée par la société requérante. Les conditions matérielles du droit à déduction étaient donc manifestement réunies, ce que l’administration fiscale était en mesure de vérifier.
B. Le rejet d’un formalisme excessif et rétroactif
Face au respect des conditions de fond, la Cour évalue les exigences formelles imposées par la nouvelle législation nationale. Elle constate que ces formalités, à savoir la rectification des factures et le dépôt d’une déclaration complémentaire, allaient au-delà de ce qui était nécessaire pour contrôler la correcte application du régime d’autoliquidation. L’administration fiscale, ayant été informée de l’option pour le régime rétroactif et disposant des déclarations initiales pour l’exercice 2007, possédait déjà toutes les informations pertinentes.
La Cour censure donc une réglementation nationale qui impose « des conditions supplémentaires pouvant avoir pour effet de réduire à néant l’exercice de ce droit ». L’obligation de faire rectifier des factures par des tiers, les sous-traitants, pour des opérations passées, crée une charge disproportionnée et une incertitude juridique pour l’assujetti. En subordonnant l’exercice d’un droit fondamental à des démarches formelles dont l’accomplissement ne dépend pas entièrement de l’assujetti, la législation nationale portait une atteinte excessive au droit à déduction.
Au-delà de la solution technique apportée, la décision renforce deux piliers du droit fiscal de l’Union.
II. La protection des principes fondamentaux du droit fiscal de l’Union
Cet arrêt constitue une application rigoureuse du principe de neutralité fiscale (A) et offre une protection essentielle au principe de sécurité juridique face à des mesures rétroactives (B).
A. La consécration du principe de neutralité fiscale
Le principe de neutralité fiscale exige que la déduction de la TVA en amont soit accordée si les exigences substantielles sont satisfaites, même lorsque certaines exigences formelles ont été omises. La Cour réaffirme avec force cette règle en déclarant que « le principe de neutralité fiscale exige que la déduction de la TVA en amont soit accordée si les exigences de fond sont satisfaites, même si certaines exigences formelles ont été omises par les assujettis ».
En l’occurrence, refuser le droit à déduction aurait conduit à ce que la TVA payée en amont par la société devienne une charge définitive pour elle, ce qui est l’exact contraire de l’objectif du système commun. La Cour privilégie ainsi la réalité économique de l’opération sur un formalisme qui, dans les circonstances de l’espèce, apparaissait dénué de toute justification pratique en termes de contrôle fiscal. La décision garantit que les choix procéduraux des États membres ne puissent aboutir à remettre en cause la neutralité de la TVA pour les assujettis.
B. La garantie du principe de sécurité juridique
Bien que l’application rétroactive de la loi résultait d’un choix des parties, la Cour protège l’assujetti contre les conséquences imprévues et préjudiciables de ce choix. Le principe de sécurité juridique, qui exige que la réglementation de l’Union soit claire et son application prévisible pour les justiciables, s’oppose à ce qu’une législation nouvelle, même optionnelle, puisse anéantir un droit valablement acquis sous l’empire de la loi ancienne.
En refusant de valider la perte du droit à déduction, la Cour envoie un signal clair aux États membres quant aux limites de leur autonomie procédurale. L’exercice des compétences nationales en matière de formalités fiscales ne saurait violer les principes fondamentaux du droit de l’Union. Cet arrêt a donc une portée significative, car il confirme que la substance du droit à déduction, pilier du marché intérieur, doit être préservée contre des obstacles administratifs qui ne sont pas strictement nécessaires à la bonne administration de l’impôt.