Dans un litige opposant un producteur agricole à l’administration fiscale, la question de la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en amont a été soulevée. L’assujetti avait déduit la TVA de factures émises par deux fournisseurs pour des livraisons de marchandises. Postérieurement, l’administration fiscale a procédé à des vérifications et, face à des irrégularités documentaires et à l’incapacité des fournisseurs de prouver l’origine et l’exécution des livraisons, a conclu à l’inexistence de celles-ci. En conséquence, elle a refusé au producteur agricole le droit de déduire la TVA correspondante par un avis d’imposition rectificatif, considérant que la taxe avait été indûment facturée.
L’assujetti a contesté cette décision devant la juridiction administrative compétente. Au cours de cette procédure, il a été révélé que des avis d’imposition antérieurs adressés aux fournisseurs n’avaient pas rectifié la TVA facturée par ces derniers, ce qui semblait impliquer une reconnaissance de sa part de l’existence des opérations. La juridiction de renvoi, confrontée à cette apparente contradiction, a saisi la Cour de justice de l’Union européenne de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait essentiellement de déterminer si l’administration fiscale peut refuser au destinataire d’une facture le droit à déduction en raison de l’absence d’une opération imposable, alors même qu’elle n’a pas remis en cause la dette de TVA de l’émetteur de cette même facture. La question posée à la Cour était donc de savoir si les principes du système commun de TVA, notamment celui de la neutralité fiscale, s’opposent à une telle pratique administrative qui semble traiter différemment le fournisseur et l’acquéreur pour une seule et même opération supposée.
La Cour de justice répond que la TVA mentionnée sur une facture est due par son émetteur indépendamment de l’existence effective d’une opération imposable, et que le refus du droit à déduction opposé au destinataire est possible dans ces conditions. Elle précise toutefois que pour refuser ce droit, il doit être établi que le destinataire savait ou aurait dû savoir que l’opération était impliquée dans une fraude à la TVA.
La Cour consacre ainsi une dissociation rigoureuse entre l’obligation de paiement de l’émetteur de la facture et le droit à déduction de son destinataire (I), tout en encadrant fermement les conditions d’un refus de déduction afin de protéger l’assujetti de bonne foi (II).
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I. La dissociation des régimes de TVA entre l’émetteur et le destinataire de la facture
La Cour de justice établit une distinction nette entre le mécanisme de recouvrement de la taxe auprès de celui qui l’a facturée et les conditions d’exercice du droit à déduction pour celui qui l’a acquittée. Cette dualité repose sur l’autonomie de l’obligation de paiement découlant de la simple mention de la taxe sur une facture (A) et sur la condition substantielle de l’existence d’une opération réelle pour l’ouverture du droit à déduction (B).
A. L’autonomie de l’obligation de paiement liée à la facturation
La Cour rappelle avec force la portée de l’article 203 de la directive 2006/112, selon lequel « la TVA est due par toute personne qui mentionne cette taxe sur une facture ». Cette disposition instaure une obligation de paiement autonome, déconnectée de l’existence d’une opération imposable sous-jacente. La Cour juge que la dette fiscale naît du seul fait de la mention de la taxe sur le document, « indépendamment de toute obligation de l’acquitter en raison d’une opération soumise à la TVA ». L’objectif de cette règle est d’éliminer le risque de perte de recettes fiscales qui pourrait résulter de l’exercice d’un droit à déduction par le destinataire d’une facture irrégulière ou fictive.
Par conséquent, l’attitude de l’administration fiscale envers l’émetteur de la facture est sans incidence directe sur l’appréciation de la réalité de l’opération. La Cour précise qu’« il ne saurait être déduit du seul fait que l’administration fiscale n’a pas corrigé […] la TVA déclarée par [l’émetteur], que cette administration a reconnu que ladite facture correspondait à une opération imposable effective ». L’absence de rectification dans le chef du fournisseur ne constitue donc pas une preuve de la matérialité de la livraison. Cette solution confirme que la dette du fournisseur et le droit de l’acquéreur relèvent de logiques distinctes au sein du système de la TVA.
Cette interprétation stricte garantit l’efficacité du recouvrement mais crée une situation potentiellement déséquilibrée, où la taxe peut être perçue auprès du fournisseur sans que le destinataire puisse la déduire. C’est pourquoi la Cour examine ensuite les conditions spécifiques applicables à ce dernier.
B. La subordination du droit à déduction à la réalité de l’opération imposable
Contrairement à l’obligation de paiement de l’émetteur, le droit à déduction du destinataire est fondamentalement subordonné à l’existence d’une opération économique effective. La Cour réaffirme que, conformément aux articles 63 et 167 de la directive, « l’exercice du droit à déduction […] est limité aux seules taxes correspondant à une opération soumise à la TVA ». Le droit à déduction ne peut donc pas s’étendre à une taxe qui serait due exclusivement en vertu de sa mention sur une facture, comme le prévoit l’article 203. La matérialité de la livraison de biens ou de la prestation de services est une condition substantielle et non purement formelle.
Ainsi, les principes de neutralité fiscale, de sécurité juridique et d’égalité de traitement ne s’opposent pas à ce qu’un assujetti se voie refuser le droit de déduire la TVA en l’absence d’opération réelle, même si l’administration n’a pas remis en cause la créance fiscale à l’encontre du fournisseur. La Cour juge que l’émetteur et le destinataire d’une facture ne se trouvent pas dans une situation comparable, ce qui justifie un traitement différencié. Le premier est redevable en raison du risque qu’il a créé pour le système fiscal, tandis que le second ne peut exercer un droit qu’à la condition que celui-ci ait une cause économique réelle.
Cette approche rigoureuse, si elle est cohérente avec la logique du système de TVA, fait peser un risque important sur l’assujetti qui reçoit une facture. La Cour tempère cependant cette rigueur en posant des limites strictes aux pouvoirs de l’administration fiscale.
II. L’encadrement du refus du droit à déduction par la protection de l’assujetti de bonne foi
Tout en validant le principe d’un refus de déduction en cas d’opération fictive, la Cour prend soin de protéger l’assujetti de bonne foi en subordonnant ce refus à la preuve de sa participation à une fraude (B), après avoir écarté une application trop rigide des principes fondamentaux du droit de l’Union (A).
A. Le rejet d’une contrariété aux principes de sécurité juridique et de neutralité fiscale
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la compatibilité de la pratique administrative avec les principes de sécurité juridique et de neutralité fiscale. La Cour écarte ces arguments en considérant que les règles applicables sont suffisamment claires pour permettre à un assujetti de s’orienter. Le principe de neutralité fiscale, qui exige que des situations comparables ne soient pas traitées différemment, n’est pas violé car la situation de l’émetteur d’une facture fictive n’est pas comparable à celle de son destinataire. L’un est à l’origine d’un risque fiscal, l’autre cherche à exercer un droit.
Toutefois, la Cour nuance cette analyse en rappelant que le principe de neutralité est assuré par la possibilité pour l’émetteur de la facture de corriger la taxe indûment facturée s’il démontre sa bonne foi ou s’il a éliminé le risque de perte de recettes fiscales. Elle en profite pour adresser une mise en garde aux administrations nationales : celles-ci ne sauraient rendre cette possibilité de correction « irréalisable » par l’organisation de leurs contrôles. Cette précision montre la volonté de la Cour de maintenir un équilibre et de ne pas laisser l’application de l’article 203 conduire à une double charge fiscale définitive.
Cependant, la principale garantie pour le destinataire de la facture ne réside pas dans ces principes généraux, mais dans une condition de preuve bien plus spécifique, liée à sa propre conduite.
B. La preuve de la connaissance de la fraude comme condition du refus de déduction
Le point central de la décision réside dans la protection accordée à l’assujetti de bonne foi. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le droit à déduction ne peut être refusé à un assujetti « qui ne savait pas et n’aurait pas pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le fournisseur ». Le refus de déduction n’est donc pas une conséquence automatique de l’absence d’opération imposable. Il est une sanction réservée à l’assujetti qui a participé, sciemment ou par négligence grave, à une fraude.
La charge de la preuve incombe à l’administration fiscale. Elle doit établir, « au vu d’éléments objectifs et sans exiger du destinataire de la facture des vérifications qui ne lui incombent pas », que ce dernier savait ou aurait dû savoir que l’opération était frauduleuse. La Cour insiste sur le fait que l’administration ne peut exiger de l’acquéreur qu’il procède à des contrôles approfondis sur la situation de son cocontractant. Ainsi, l’appréciation globale des faits par la juridiction nationale ne doit pas aboutir à imposer indirectement à l’assujetti des obligations de vérification excessives.
En l’espèce, si les irrégularités documentaires du fournisseur ou les lacunes dans sa comptabilité peuvent constituer des indices, elles ne sauraient suffire à priver de son droit le destinataire qui, de son côté, a agi avec la diligence d’un opérateur normalement prudent. La présence d’irrégularités dans les documents propres au destinataire, relevée par la juridiction de renvoi, sera un élément pertinent de cette appréciation globale.