Par un arrêt en date du 31 mai 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en grande chambre, s’est prononcée sur la compatibilité d’un monopole national de vente au détail de médicaments avec les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un opérateur économique avait fait l’objet de poursuites pénales dans un État membre pour avoir vendu des produits considérés comme des médicaments sans ordonnance, en violation de la législation nationale qui réservait ce commerce à une société détenue majoritairement par l’État. Devant la juridiction nationale, le prévenu soutenait que ce monopole était contraire aux dispositions du droit communautaire. Saisie d’une question préjudicielle, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur l’interprétation des articles 28 CE, 31 CE et 43 CE. La question centrale était de déterminer si l’article 31 du traité CE s’opposait à une législation nationale qui réserve le commerce de détail des médicaments à un monopole d’État, lorsque les modalités de sélection des produits par ce dernier ne garantissent pas l’absence de toute discrimination à l’encontre des marchandises importées. La Cour répond par l’affirmative, en jugeant que l’article 31, paragraphe 1, CE « s’oppose à un régime prévoyant un droit exclusif de vente au détail aménagé selon des modalités telles que celles qui caractérisent le régime en cause au principal ». La Cour fonde sa décision sur une application rigoureuse de l’obligation d’aménagement des monopoles nationaux (I), ce qui conduit à une appréciation stricte de la justification tirée de la gestion d’un service d’intérêt économique général (II).
I. L’exigence d’un aménagement non discriminatoire du monopole de vente
La Cour rappelle d’abord l’obligation générale d’aménagement qui pèse sur les monopoles nationaux à caractère commercial avant de l’appliquer au cas d’espèce pour sanctionner le manque de transparence du système de sélection des produits.
A. Le rappel de l’obligation d’aménagement des monopoles nationaux
L’article 31 du traité CE n’impose pas la suppression des monopoles nationaux à caractère commercial, mais exige leur adaptation pour garantir la libre circulation des marchandises. La Cour réaffirme avec constance que cette disposition « prescrit leur aménagement de façon que soit assurée, dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés, l’exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des États membres ». L’objectif est de concilier le maintien de ces structures, souvent justifiées par des objectifs d’intérêt public, avec les impératifs du marché commun. Ainsi, un monopole de vente ne contrevient pas en soi au traité, mais il le devient si ses modalités de fonctionnement désavantagent, en droit ou en fait, les produits en provenance d’autres États membres par rapport aux produits nationaux. La Cour précise que cette exigence de neutralité doit se vérifier à tous les stades de l’activité du monopole, qu’il s’agisse de son système de sélection des produits, de l’organisation de son réseau de vente ou de ses politiques de commercialisation.
B. La caractérisation d’un système de sélection potentiellement discriminatoire
Appliquant ces principes au monopole en cause, la Cour concentre son analyse sur le système de sélection des médicaments. Elle constate que les règles régissant le fonctionnement de l’entité monopolistique ne comportent aucune garantie structurelle de nature à exclure un traitement discriminatoire. Plus précisément, la Cour relève que le monopole n’est tenu par « ni un plan d’achat ni un système d’«appels d’offres», dans le cadre desquels les producteurs dont les produits ne sont pas sélectionnés seraient en droit d’obtenir communication des motifs de la décision de sélection et de contester cette décision devant une instance de contrôle indépendante ». Faute de tels critères objectifs, transparents et contrôlables, le système de sélection est jugé susceptible de désavantager les médicaments importés. La Cour considère cette seule potentialité de discrimination comme suffisante pour conclure à une violation de l’article 31 CE, sans qu’il soit nécessaire de démontrer un désavantage effectif dans la pratique.
II. La portée de la condamnation : une interprétation stricte des dérogations possibles
En se fondant sur le caractère structurellement non conforme du monopole, la Cour écarte fermement toute justification, qu’elle soit fondée sur la protection de la santé publique implicitement ou sur la gestion d’un service d’intérêt économique général explicitement.
A. La consécration d’une présomption de discrimination en l’absence de garanties structurelles
La valeur de la décision réside dans l’affirmation claire qu’un aménagement opaque d’un monopole de vente suffit à le rendre incompatible avec le traité. En se dispensant de rechercher si, en pratique, les produits importés étaient effectivement moins bien traités que les produits nationaux, la Cour établit une forme de présomption de discrimination. Dès lors que la structure du monopole, et en particulier ses procédures d’achat, ne présente pas des garanties d’impartialité suffisantes, elle est considérée comme viciée. Cette approche renforce l’effectivité de l’article 31 CE en allégeant la charge de la preuve pour la Commission ou les opérateurs économiques qui contesteraient un tel monopole. L’accent est mis non sur les résultats de l’activité du monopole, mais sur la conception même de ses règles de fonctionnement qui doivent prévenir tout risque de protectionnisme.
B. Le rejet de la justification fondée sur un service d’intérêt économique général
Face à l’argument de l’État membre selon lequel le monopole constituait une entreprise chargée de la gestion d’un service d’intérêt économique général, la Cour oppose une fin de non-recevoir. Elle rappelle que l’article 86, paragraphe 2, CE peut justifier l’octroi de droits exclusifs contraires aux règles du traité, mais seulement si cela est nécessaire à l’accomplissement de la mission d’intérêt général et si le développement des échanges n’est pas affecté de manière contraire à l’intérêt de la Communauté. Or, la Cour juge que cette dérogation ne peut être invoquée pour sauver un régime qui, par sa conception même, manque aux obligations fondamentales de non-discrimination. Elle estime en effet que « ne saurait être justifiable au titre de l’article 86, paragraphe 2, ce, en l’absence d’un système de sélection qui exclurait toute discrimination à l’égard des médicaments en provenance des autres États membres, un régime de vente tel que celui en cause ». La conformité aux principes fondamentaux du traité, tel que celui de non-discrimination, apparaît ainsi comme un prérequis à l’application de la dérogation pour service d’intérêt économique général.