Cour de justice de l’Union européenne, le 31 mai 2017, n°C-420/15

Par un arrêt du 31 mai 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, a interprété les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatives à la libre circulation des travailleurs.

En l’espèce, un ressortissant italien, fonctionnaire de la Commission européenne et résidant en Belgique, a fait l’objet d’une condamnation pécuniaire pour avoir circulé sur le territoire belge au volant d’un véhicule automobile immatriculé en Italie. L’intéressé faisait valoir qu’il partageait sa vie entre la Belgique et l’Italie, où il se rendait chaque semaine pour des motifs professionnels et familiaux, et que le véhicule en cause était principalement destiné à être utilisé sur le territoire italien. Le jour du contrôle, il ne faisait que transiter par la Belgique.

Le tribunal de police de Bruxelles l’a condamné pour infraction à l’arrêté royal du 20 juillet 2001, lequel impose aux personnes résidant en Belgique d’y immatriculer les véhicules qu’elles souhaitent y mettre en circulation. Saisie en appel, la juridiction de renvoi a alors interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette réglementation nationale avec les principes de la libre circulation garantis par le droit de l’Union.

Il était ainsi demandé si l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’oppose à une législation d’un État membre qui impose à un travailleur y résidant d’immatriculer dans cet État un véhicule dont il est propriétaire, alors même que ce véhicule est déjà immatriculé dans un autre État membre et qu’il est destiné à une utilisation essentielle dans ce dernier.

La Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle obligation constitue une entrave à la libre circulation des travailleurs non justifiée lorsque le véhicule n’est pas principalement utilisé dans l’État de résidence. La solution affine ainsi l’appréciation des restrictions admissibles à la libre circulation en se fondant sur l’utilisation effective du bien plutôt que sur le seul statut de son propriétaire (I), consacrant une interprétation pragmatique dont la portée renforce la mobilité des citoyens de l’Union (II).

I. Une entrave à la libre circulation des travailleurs fondée sur un critère inopérant

La Cour de justice retient une interprétation extensive de la notion d’entrave à la libre circulation (A) et écarte la pertinence du critère de la résidence pour privilégier celui de l’utilisation principale du véhicule (B).

A. La qualification de l’obligation d’immatriculation comme restriction

La Cour rappelle avec constance que l’article 45 du Traité s’oppose à « toute mesure qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, des libertés fondamentales garanties par le traité ». Cette approche large vise à garantir l’effet utile de la liberté de circulation, en prohibant non seulement les discriminations directes, mais également les mesures indistinctement applicables qui produisent un effet restrictif.

En l’espèce, l’obligation d’immatriculer en Belgique un véhicule déjà immatriculé dans un autre État membre est susceptible de décourager un travailleur de s’établir en Belgique tout en conservant des liens étroits, matériels et familiaux avec son État d’origine. Comme le souligne la Cour, une telle contrainte administrative et financière, même si elle s’applique à tous les résidents belges sans distinction, « est susceptible de rendre moins attrayant l’exercice de la liberté fondamentale prévue à l’article 45 TFUE ». Peu importe que l’usage du véhicule sur le territoire belge soit marginal ou épisodique ; la simple existence de l’obligation suffit à caractériser une entrave, confirmant qu’une restriction « même de faible portée ou d’importance mineure est prohibée ».

B. Le rejet du critère de la résidence au profit de l’utilisation effective

Pour déterminer si une telle restriction peut être justifiée, la Cour se détourne d’une approche purement formelle qui serait fondée sur le lieu de résidence du travailleur. Elle mobilise un critère plus matériel, déjà esquissé dans sa jurisprudence antérieure, à savoir celui du lieu d’utilisation principal du véhicule. La Cour se réfère ainsi à sa décision `Nadin et Nadin-Lux` du 15 décembre 2005, où elle avait admis une obligation d’immatriculation pour un véhicule de société lorsque celui-ci « était destiné, à titre permanent, à être essentiellement utilisé sur le territoire de ce premier État membre ou lorsqu’il était, de fait, utilisé de cette façon ».

Le raisonnement est transposé au cas d’un véhicule appartenant personnellement au travailleur. La Cour considère que si le véhicule est destiné à être utilisé essentiellement en Italie, ce qu’il appartient au juge national de vérifier, alors la condition de rattachement au territoire belge fait défaut. L’obligation d’immatriculation devient disproportionnée, car elle frappe une situation qui ne présente pas de lien suffisant avec l’État qui l’impose. En l’absence de toute justification avancée par le gouvernement belge, que ce soit au titre de la sécurité routière, de la fiscalité environnementale ou de la lutte contre la fraude, l’entrave est jugée contraire au droit de l’Union.

La Cour consacre ainsi une solution équilibrée qui, tout en reconnaissant la compétence des États en matière d’immatriculation, la subordonne au respect des libertés fondamentales, dont la portée pratique se trouve précisée.

II. La portée de la solution : une clarification au service de la mobilité

Cette décision renforce la protection des travailleurs mobiles en consacrant une approche pragmatique de la libre circulation (A) et emporte des conséquences pratiques significatives tant pour les citoyens que pour les administrations nationales (B).

A. La consécration d’une approche pragmatique de la libre circulation

La valeur de cet arrêt réside dans son approche concrète et réaliste des modes de vie des citoyens européens qui exercent leur droit à la mobilité. La Cour prend acte du fait qu’un travailleur peut entretenir une double résidence de fait ou, du moins, maintenir des centres d’intérêts substantiels dans plusieurs États membres simultanément. Imposer une immatriculation unique fondée sur une résidence administrative formelle méconnaîtrait cette réalité et créerait des obstacles artificiels à la circulation.

En privilégiant l’utilisation « essentielle » du véhicule, la Cour adopte un critère fonctionnel qui correspond mieux à la logique économique et sociale de la possession d’un bien. Cette solution protège le travailleur qui, comme en l’espèce, conserve une activité professionnelle ou des attaches familiales fortes dans son pays d’origine, nécessitant d’y disposer d’un moyen de transport. Elle garantit que l’exercice d’une liberté fondamentale n’oblige pas le citoyen à une rupture complète avec son environnement antérieur, favorisant ainsi une intégration plus harmonieuse au sein de l’Union.

B. Les conséquences pratiques pour les travailleurs et les États membres

La portée de cet arrêt est considérable. Pour les travailleurs, il offre une sécurité juridique accrue. Ils peuvent désormais utiliser leur véhicule immatriculé dans un autre État membre pour des trajets transfrontaliers ou des transits, sans craindre une sanction automatique fondée sur leur seule résidence. La décision clarifie qu’un État ne peut exiger l’immatriculation d’un véhicule qui n’est que de passage ou utilisé de manière accessoire sur son territoire.

Pour les États membres, la solution impose une adaptation de leurs réglementations et de leurs pratiques de contrôle. Ils ne peuvent plus se fonder sur une présomption irréfragable liant résidence et obligation d’immatriculation. Leurs autorités devront, en cas de contestation, examiner les preuves relatives à l’usage principal du véhicule, ce qui peut complexifier leur tâche mais constitue une garantie nécessaire au respect du droit de l’Union. L’arrêt contraint ainsi les législations nationales à intégrer une souplesse indispensable pour ne pas pénaliser les situations de pluri-localisation, de plus en plus fréquentes dans un espace européen intégré.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture