Cour de justice de l’Union européenne, le 31 mai 2018, n°C-306/17

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 31 mai 2018 offre une clarification substantielle sur l’articulation des règles de compétence spéciale au sein du règlement (UE) n° 1215/2012, dit « Bruxelles I bis ». En l’espèce, une personne domiciliée en Slovaquie avait engagé une action en Hongrie, lieu de domicile du défendeur, pour atteinte à ses droits de la personnalité, alléguant la réalisation et la diffusion non autorisées de photographies et d’enregistrements vidéo. Le défendeur avait alors formé une demande reconventionnelle visant à obtenir réparation, arguant notamment que l’action principale bridait sa création intellectuelle et que la demanderesse avait porté atteinte à ses propres droits en utilisant un nom erroné et en divulguant des informations personnelles. Saisie d’un doute sur sa compétence pour connaître de cette demande reconventionnelle, la juridiction hongroise, la Tatabányai Törvényszék, a interrogé la Cour de justice sur le caractère exclusif ou non de la règle de compétence spéciale prévue à l’article 8, point 3, du règlement. La question de droit posée était donc de savoir si cette disposition, qui fonde la compétence du juge de la demande principale pour une demande reconventionnelle qui « dérive du contrat ou du fait sur lequel est fondée la demande originaire », exclut l’application d’autres règles de compétence, notamment celle prévue à l’article 7, point 2, en matière délictuelle, lorsque ce lien de dérivation fait défaut. À cette question, la Cour répond que la compétence spéciale pour les demandes reconventionnelles n’est pas exclusive. Elle précise qu’une juridiction reste compétente pour statuer sur une telle demande si son examen « exige que cette juridiction apprécie la licéité ou non des faits sur lesquels le demandeur fonde ses propres prétentions ». Cette solution réaffirme le caractère non exclusif de la compétence en matière de demande reconventionnelle (I) et consacre une approche pragmatique visant à une articulation efficiente des règles de compétence (II).

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I. La confirmation du caractère non exclusif de la compétence spéciale en matière de demande reconventionnelle

La Cour de justice, par une interprétation fidèle à la lettre et à l’esprit du règlement, confirme que la règle de compétence édictée pour les demandes reconventionnelles n’est qu’une option parmi d’autres. Elle s’appuie pour cela sur une analyse littérale et téléologique de la disposition (A) tout en offrant une appréciation extensive du lien de rattachement factuel requis (B).

A. L’interprétation littérale et téléologique de la règle de compétence

La Cour ancre son raisonnement dans le libellé même de l’article 8, point 3, du règlement, qui dispose qu’une personne domiciliée dans un État membre « peut aussi être attraite » devant la juridiction saisie de la demande principale. L’emploi de l’adverbe « aussi » est déterminant, car il suggère l’existence d’une faculté supplémentaire offerte au plaideur, et non une voie de compétence unique et obligatoire. Comme le souligne la Cour, « la nature non exclusive et facultative des règles de compétence spéciale découle non seulement des objectifs et de l’économie du règlement no 1215/2012, mais également du libellé même de l’article 8, point 3, de celui-ci ». Cette lecture est cohérente avec la structure du règlement, qui pose le principe de la compétence du for du domicile du défendeur et y ajoute des compétences spéciales dérogatoires, lesquelles constituent des options pour le demandeur. La Cour rappelle ainsi que ces fors spéciaux se justifient par « le lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice », objectif qui serait compromis par une interprétation trop restrictive des règles applicables.

B. Une appréciation extensive du lien de rattachement factuel

Au-delà de cette confirmation du caractère non exclusif, la Cour fournit une grille de lecture fonctionnelle pour déterminer si une demande reconventionnelle « dérive du contrat ou du fait sur lequel est fondée la demande originaire ». Elle ne se contente pas d’une identité formelle des faits, mais propose un critère matériel. La connexité est établie lorsque « l’examen de cette demande reconventionnelle exige que cette juridiction apprécie la licéité ou non des faits sur lesquels le demandeur fonde ses propres prétentions ». En l’espèce, la demande reconventionnelle portant sur la prétendue restriction à la création intellectuelle du défendeur était intrinsèquement liée à l’appréciation de la légalité des enregistrements vidéo qui fondaient la demande principale. Ce faisant, la Cour favorise une conception large du lien de rattachement, permettant au juge de la demande principale de connaître d’une demande reconventionnelle dès lors qu’une analyse commune des faits est nécessaire à la résolution des deux prétentions. Cette approche pragmatique renforce l’efficacité de la justice en prévenant la fragmentation des litiges.

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II. La recherche pragmatique d’une articulation efficiente des règles de compétence

La solution retenue par la Cour ne se limite pas à une exégèse technique ; elle traduit une volonté d’optimiser le fonctionnement de l’espace judiciaire européen. Cette décision met en avant la primauté de la bonne administration de la justice (A) tout en encadrant la portée de cette flexibilité afin de préserver la sécurité juridique (B).

A. La primauté de la bonne administration de la justice

En validant l’application concurrente des différentes règles de compétence spéciale, la Cour poursuit l’objectif de bonne administration de la justice qui sous-tend l’ensemble du règlement. Permettre au juge de la demande principale de statuer sur une demande reconventionnelle, même sur le fondement de l’article 7, point 2, relatif à la matière délictuelle, favorise une économie de procédure considérable. Comme le rappelle l’arrêt, cette concentration des prétentions permet d’éviter « des procédures superflues et multiples » ainsi que le risque de décisions contradictoires qui pourraient naître de la saisine de juridictions différentes. Une telle approche est particulièrement pertinente dans des contentieux complexes où les torts peuvent être réciproques et découler d’un même contexte conflictuel, sans pour autant émaner rigoureusement du même « fait » générateur au sens strict. La Cour donne ainsi aux juridictions nationales les outils pour traiter de manière globale des litiges qui, autrement, seraient artificiellement scindés.

B. La portée de la solution et le maintien de la sécurité juridique

Si cette flexibilité est bénéfique, elle ne doit pas porter atteinte à la prévisibilité des règles de compétence, qui constitue un autre pilier du règlement. L’arrêt prend soin de ne pas ouvrir la voie à un forum shopping débridé de la part du défendeur reconventionnel. En effet, même si l’article 8, point 3, n’est pas exclusif, une demande reconventionnelle qui ne s’y rattache pas doit toujours trouver un fondement de compétence dans une autre disposition du règlement. Dans la situation d’espèce, la compétence pouvait potentiellement être établie sur le terrain délictuel de l’article 7, point 2, qui requiert un lien de rattachement spécifique entre le litige et le for, à savoir « le lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». Ainsi, la sécurité juridique du demandeur principal est préservée, car il ne peut être attrait sur une demande reconventionnelle devant une juridiction qui n’aurait aucun lien objectif avec cette dernière. La Cour arbitre donc avec équilibre entre l’impératif d’efficacité procédurale et la nécessaire prévisibilité du for compétent.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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