Cour de justice de l’Union européenne, le 31 mars 2022, n°C-231/21

Par un arrêt rendu sur question préjudicielle d’une juridiction autrichienne, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation de la notion d’« emprisonnement » au sens du règlement Dublin III. En l’espèce, un ressortissant marocain avait déposé une demande d’asile en Autriche après être entré sur le territoire de l’Union par l’Italie. Les autorités autrichiennes, considérant l’Italie comme l’État membre responsable, ont engagé une procédure de transfert. Cependant, avant que le transfert ne puisse être exécuté, le demandeur a fait l’objet d’un placement sans son consentement dans un service psychiatrique, sur la base d’une décision judiciaire autrichienne motivée par un état de santé mentale le rendant dangereux pour lui-même et pour autrui. Estimant que cette situation constituait un « emprisonnement », les autorités autrichiennes ont notifié à l’Italie une prolongation du délai de transfert de six à douze mois, en application de l’article 29, paragraphe 2, du règlement. Le transfert a finalement eu lieu après l’expiration du délai initial de six mois.

L’intéressé a contesté la légalité de son transfert devant le tribunal administratif fédéral autrichien, arguant de sa tardiveté. Cette juridiction a rejeté son recours, considérant que le placement en établissement psychiatrique, étant une mesure privative de liberté ordonnée par un juge, entrait dans le champ de la notion d’« emprisonnement » et justifiait la prolongation du délai. Saisie d’un pourvoi, la Cour administrative suprême autrichienne a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le placement sous contrainte en service psychiatrique d’un demandeur d’asile, autorisé par une décision de justice en raison d’un danger pour lui-même ou pour autrui, pouvait être qualifié d’« emprisonnement » au sens de l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III, et ainsi justifier la prolongation du délai de transfert.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement doit être interprété en ce sens que la notion d’« emprisonnement » ne s’applique pas à une telle mesure de placement psychiatrique. La Cour fonde sa décision sur une interprétation stricte de la notion (I), dont la portée vient renforcer la protection des droits des demandeurs d’asile tout en garantissant l’efficacité du système de Dublin (II).

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I. L’interprétation stricte de la notion d’« emprisonnement »

La Cour de justice parvient à sa conclusion en combinant une analyse littérale et téléologique restrictive (A) avec une distinction nette entre une mesure de soin et une sanction de nature pénale (B).

A. Une interprétation littérale et téléologique restrictive

La Cour rappelle d’abord la nécessité d’une interprétation autonome et uniforme des notions du droit de l’Union. Procédant à une analyse comparative des différentes versions linguistiques de l’article 29, paragraphe 2, elle constate que la grande majorité d’entre elles, dont les versions française et anglaise, emploient le terme « emprisonnement » ou son équivalent, « peine de prison ». Ces termes renvoient dans leur sens ordinaire à « une peine privative de liberté qui est imposée dans le cadre d’une procédure pénale en raison de la commission d’une infraction ». Seules quelques versions linguistiques minoritaires utilisent des termes plus larges comme « détention » ou « rétention ».

S’appuyant sur ce constat, la Cour se tourne vers le contexte et les objectifs du règlement. Elle souligne que la prolongation du délai de transfert constitue une exception à la règle générale fixant ce délai à six mois. Conformément à une jurisprudence constante, une telle disposition dérogatoire doit faire l’objet d’une interprétation stricte. Une acception large de la notion d’« emprisonnement », qui y inclurait toute forme de privation de liberté ordonnée judiciairement, « méconnaîtrait le caractère exceptionnel, souligné par la Cour, d’un tel prolongement ». Cette approche restrictive est essentielle pour préserver l’effet utile de la règle générale et éviter que l’exception ne devienne la norme.

B. La distinction fondamentale entre mesure de soin et sanction pénale

La Cour opère ensuite une distinction de fond entre le placement psychiatrique et l’emprisonnement. Elle relève que le placement en cause, fondé sur la législation autrichienne, est une mesure motivée par l’état de santé mentale de la personne et le danger qu’elle représente. Il intervient « sans que la personne concernée ait été condamnée pour avoir commis une infraction pénale ou sans qu’elle soit soupçonnée d’avoir commis une telle infraction ». Il s’agit donc d’une mesure de soin et de protection, et non d’une mesure répressive.

Ce faisant, la Cour différencie clairement ce type de placement de l’internement psychiatrique qui peut être ordonné à l’encontre d’une personne ayant commis une infraction mais déclarée pénalement irresponsable. Dans ce dernier cas, bien qu’il n’y ait pas de condamnation pénale classique, la mesure reste intrinsèquement liée à la commission d’un acte délictueux. En excluant le placement pour raisons de santé du champ de l’« emprisonnement », la Cour refuse d’assimiler une mesure à visée thérapeutique, même si elle est privative de liberté, à une mesure relevant du champ pénal. Cette clarification empêche toute confusion entre la protection de la santé publique et la répression des infractions.

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II. La portée de la solution : entre protection de l’individu et efficacité du système

La solution retenue par la Cour de justice a pour double effet de renforcer les garanties procédurales accordées au demandeur d’asile (A) tout en consolidant l’objectif de célérité au cœur du système de Dublin (B).

A. Le renforcement des garanties procédurales du demandeur d’asile

En refusant d’assimiler une hospitalisation sous contrainte à un emprisonnement, la Cour protège le demandeur d’asile contre une extension des délais qui prolongerait son état d’incertitude juridique. Le règlement Dublin III, en fixant des délais stricts, vise à garantir un traitement rapide des demandes et à assurer la sécurité juridique des personnes concernées. Permettre aux États membres d’invoquer des motifs de santé, même graves et justifiant une privation de liberté, pour prolonger le délai de transfert ouvrirait la voie à des interprétations extensives susceptibles de fragiliser les droits des demandeurs.

Cette décision s’inscrit dans une logique de protection des droits fondamentaux, en particulier le droit à la liberté et le droit à une bonne administration. L’état de vulnérabilité d’un demandeur souffrant de troubles psychiatriques ne saurait servir de prétexte à une dérogation aux règles procédurales qui lui sont, en principe, favorables. La solution de la Cour assure que la privation de liberté pour des motifs de santé ne puisse être instrumentalisée pour pallier les difficultés organisationnelles d’un État membre dans la mise en œuvre d’un transfert. La protection de la personne prime sur la simple commodité administrative.

B. La clarification d’une exception au service de l’objectif de célérité

Au-delà de la protection individuelle, cet arrêt précise la portée d’une des exceptions à la règle du transfert et, par conséquent, renforce la règle elle-même. Le règlement Dublin III repose sur un objectif de célérité dans la détermination de l’État membre responsable afin d’assurer un accès rapide à la procédure d’asile. En limitant la notion d’« emprisonnement » au seul contexte pénal, la Cour prévient les risques de retards dans les transferts et consolide l’efficacité du système.

Elle distingue cette situation de celle de la « fuite », pour laquelle elle avait admis une interprétation large, en relevant qu’une interprétation stricte de l’emprisonnement ne pose pas de difficultés pratiques particulières. En effet, elle « ne requiert qu’une simple vérification factuelle de l’existence d’une décision judiciaire privative de liberté, adoptée dans le cadre d’une procédure pénale ». Cette approche pragmatique évite de créer des zones d’incertitude qui pourraient ralentir les procédures et nuire à la coopération entre États membres. Ainsi, en fournissant une définition claire et restrictive de l’emprisonnement, la Cour offre une sécurité juridique non seulement aux demandeurs mais aussi aux administrations nationales, contribuant à une application plus uniforme et prévisible du droit de l’Union.

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Hassan KOHEN
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