Cour de justice de l’Union européenne, le 4 décembre 2013, n°C-111/10

Par un arrêt du 29 juin 2004, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’étendue de la compétence reconnue au Conseil pour autoriser une aide d’État en application de l’article 108, paragraphe 2, troisième alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En l’espèce, la République de Lituanie avait notifié à la Commission en 2005 un régime d’aide destiné à soutenir l’acquisition de terres agricoles, que cette dernière avait autorisé jusqu’à la fin de l’année 2009. Par la suite, dans le cadre de ses lignes directrices pour le secteur agricole, la Commission a proposé aux États membres, au titre des « mesures utiles », de modifier leurs régimes existants d’aide à l’acquisition de terres pour les rendre conformes à ces lignes directrices au plus tard le 31 décembre 2009. La République de Lituanie a formellement accepté cette proposition en 2007. Cependant, en novembre 2009, invoquant les répercussions de la crise économique et financière, cet État membre a saisi le Conseil d’une demande visant à autoriser la prolongation de son régime d’aides jusqu’au 31 décembre 2013, sur le fondement des circonstances exceptionnelles. Le Conseil ayant fait droit à cette demande par une décision du 16 décembre 2009, la Commission a introduit un recours en annulation à son encontre. La Commission soutenait principalement que le Conseil était incompétent pour adopter une décision contredisant la position définitive qu’elle avait arrêtée et que l’État membre concerné avait acceptée.

La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si le Conseil pouvait légalement autoriser un régime d’aides d’État, sur le fondement de circonstances exceptionnelles, alors que l’État membre bénéficiaire s’était préalablement engagé auprès de la Commission à mettre fin à un régime similaire. La Cour de justice a rejeté le recours de la Commission, considérant que la compétence dérogatoire du Conseil pouvait valablement s’exercer. Elle a estimé que l’engagement de l’État membre portait sur un régime d’aides « existant » qui arrivait à échéance, tandis que la décision du Conseil concernait un régime « nouveau », justifié par un « changement majeur de circonstances », à savoir la crise économique et financière survenue postérieurement à l’appréciation initiale de la Commission. Cette nouvelle conjoncture empêchait de considérer que le Conseil avait simplement contredit une position antérieure de la Commission sur une situation identique.

La solution retenue par la Cour clarifie ainsi l’articulation des compétences entre la Commission et le Conseil, en affirmant la validité de l’intervention du Conseil face à un changement majeur de circonstances (I), tout en confirmant le caractère strictement encadré de cette prérogative (II).

***

I. La reconnaissance d’une compétence du Conseil face à un changement majeur de circonstances

La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse distinguant le nouveau régime d’aides de l’ancien (A) et sur l’impact déterminant de la nouvelle conjoncture économique (B).

A. La distinction entre le régime d’aides nouveau et le régime d’aides existant

La Cour commence son raisonnement en s’attachant à la nature juridique de l’aide autorisée par le Conseil. Elle souligne que les mesures utiles proposées par la Commission et acceptées par la République de Lituanie, conformément à l’article 108, paragraphe 1, TFUE, ne concernaient que les « régimes d’aides existants ». Or, le régime autorisé par la décision du Conseil, applicable à compter du 1er janvier 2010, constituait un « régime d’aides nouveau ». La Cour précise à cet égard que « la prolongation d’un régime d’aides existant crée une aide nouvelle distincte du régime prolongé ». Cette qualification juridique est essentielle, car elle place l’intervention du Conseil en dehors du champ d’application strict de l’engagement antérieur de l’État membre vis-à-vis de la Commission.

En opérant cette distinction formelle, la Cour évite de considérer que la décision du Conseil porte sur le même objet que celui de l’accord conclu entre la Commission et l’État membre. Cette approche permet de ne pas invalider d’emblée l’acte du Conseil pour simple contrariété avec une décision antérieure. Toutefois, la Cour ne s’arrête pas à ce simple constat formel et en examine la substance, s’assurant que la distinction n’est pas purement artificielle. C’est l’émergence de faits nouveaux qui va donner toute sa consistance à cette analyse.

B. L’impact déterminant des circonstances nouvelles sur la compétence du Conseil

Le cœur de l’argumentation de la Cour réside dans l’importance accordée au changement de contexte économique. La jurisprudence antérieure avait établi que le Conseil ne pouvait utiliser sa compétence exceptionnelle pour neutraliser une décision de la Commission. Cependant, la Cour juge que tel n’est pas le cas en l’espèce. Elle relève que la décision attaquée est « spécifiquement motivée par l’apparition de circonstances nouvelles, considérées comme exceptionnelles par le Conseil, dont la Commission n’a pas pu tenir compte dans son appréciation ». La crise économique et financière de 2008-2009 et ses effets sur le secteur agricole lituanien constituent un « changement majeur de circonstances ».

Dès lors, « l’appréciation portée par la Commission sur ce régime d’aides ne peut donc être considérée comme préjugeant de celle qui aurait été portée sur un régime d’aides comprenant des mesures similaires, mais qui aurait trouvé à s’appliquer dans un contexte économique radicalement différent ». En conséquence, la nouvelle aide n’est pas « liée d’une manière tellement indissociable » à l’ancienne que la décision du Conseil reviendrait à contourner celle de la Commission. Cette solution pragmatique préserve la finalité de la compétence dérogatoire du Conseil, conçue pour répondre à des situations imprévues, et évite qu’une appréciation de la Commission, fondée sur un contexte économique donné, ne paralyse pour l’avenir toute intervention du Conseil face à une situation radicalement transformée.

II. L’exercice d’une compétence dérogatoire strictement encadrée

Si la Cour reconnaît la compétence du Conseil, elle rappelle que son exercice est soumis à un contrôle juridictionnel, portant tant sur la qualification des circonstances (A) que sur la proportionnalité de la mesure adoptée (B).

A. Le contrôle de l’existence de circonstances exceptionnelles

La Cour réaffirme que le Conseil bénéficie d’un « large pouvoir d’appréciation » pour déterminer ce qui constitue des « circonstances exceptionnelles » au sens de l’article 108, paragraphe 2, TFUE. Le contrôle du juge de l’Union se limite donc à vérifier l’absence d’« erreur manifeste dans l’appréciation des faits ». En l’espèce, la Cour estime que le Conseil n’a pas commis une telle erreur. Elle admet que les effets de la crise économique et financière, par leur « caractère inhabituel et imprévisible », pouvaient être qualifiés de circonstances exceptionnelles.

De plus, la Cour valide le raisonnement du Conseil selon lequel une crise générale peut interagir avec des problèmes structurels préexistants dans un État membre, tels que la faible superficie des exploitations agricoles en Lituanie, pour y créer une situation exceptionnelle. Elle juge que le Conseil a pu légitimement considérer que la crise avait « sensiblement détérioré la situation des agriculteurs lituaniens, menaçant ainsi la réforme agraire ». Cette analyse confirme que la notion de circonstances exceptionnelles ne se limite pas à des événements affectant un seul État membre, mais peut résulter de l’impact particulièrement grave d’un phénomène plus large sur une situation nationale spécifique.

B. L’appréciation de la proportionnalité de la mesure d’aide

La Cour examine ensuite si la mesure autorisée par le Conseil respecte le principe de proportionnalité. Là encore, l’intensité du contrôle est limitée : la mesure ne peut être annulée que si elle est « manifestement inappropriée » par rapport à l’objectif poursuivi. La Commission soutenait que d’autres instruments, comme le cadre temporaire pour les aides d’État ou les aides de minimis, auraient pu être utilisés. La Cour écarte cet argument en rappelant que son rôle n’est pas de déterminer si la décision du Conseil « était la seule ou la meilleure possible, mais seulement si elle était manifestement disproportionnée ».

Le fait que la mesure d’aide s’étende au-delà de l’échéance fixée par la Commission dans son cadre temporaire n’est pas jugé déterminant. La Cour affirme que « le Conseil ne saurait être tenu par une limitation temporelle fixée dans une communication de la Commission ». En autorisant une aide spécifique sur plusieurs années pour achever la réforme agraire, le Conseil n’a pas adopté une mesure manifestement excessive. Cet arrêt confirme ainsi la pleine autonomie du Conseil dans l’exercice de sa compétence dérogatoire, dès lors que les conditions de son déclenchement sont réunies et que son action n’est pas manifestement inappropriée.

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Hassan KOHEN
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