En droit de l’Union européenne, la détermination de la juridiction compétente en matière d’insolvabilité transfrontalière constitue un enjeu majeur pour l’efficacité des procédures collectives et la sécurité juridique des créanciers. L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, dont les motifs sont ici rapportés, s’inscrit dans cette problématique en clarifiant l’étendue de la compétence du for de l’insolvabilité. En l’espèce, à la suite de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité à l’encontre d’une société dans un État membre, le curateur désigné a engagé une action en responsabilité contre le gérant de cette société. L’action visait à obtenir le remboursement de paiements que le gérant aurait effectués après que la société fut devenue insolvable ou surendettée. La difficulté procédurale provenait du fait que ce gérant était domicilié non pas dans l’État d’ouverture de la procédure, mais dans un État tiers partie à la Convention de Lugano. La juridiction nationale saisie a donc interrogé la Cour de justice sur sa compétence pour connaître d’une telle action, qui met en balance les règles de compétence spéciales du règlement sur l’insolvabilité et les règles de compétence générales fondées sur le domicile du défendeur. Le problème de droit soulevé était donc de savoir si une action du curateur contre le gérant d’une société en faillite, tendant au remboursement de paiements postérieurs à la cessation des paiements, relève de la compétence exclusive des juridictions de l’État d’ouverture de la procédure d’insolvabilité en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1346/2000, y compris lorsque le gérant est domicilié dans un État partie à la Convention de Lugano. La Cour de justice répond par l’affirmative en consacrant une interprétation large de la compétence du for de l’insolvabilité. Elle juge que de telles actions, qui découlent directement de la procédure d’insolvabilité et lui sont étroitement liées, relèvent de la compétence des juridictions de l’État d’ouverture.
Il convient d’analyser la consécration par la Cour d’une compétence exclusive au profit du for de l’insolvabilité (I), avant d’examiner la portée de cette solution, étendue aux défendeurs domiciliés dans l’espace Lugano (II).
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I. La consécration d’une compétence exclusive au profit du for de l’insolvabilité
La décision de la Cour repose sur une interprétation finaliste de l’article 3, paragraphe 1, du règlement, qui ancre la compétence dans le lien étroit unissant l’action au principal à la procédure collective (A), ce qui a pour effet d’écarter les règles de compétence de droit commun (B).
A. Le critère du lien direct et étroit avec la procédure d’insolvabilité
La Cour de justice établit que les juridictions de l’État membre d’ouverture de la procédure sont compétentes pour connaître d’une action du curateur « tendant au remboursement de paiements effectués après la survenance de l’insolvabilité de la même société ou après la constatation du surendettement de celle-ci ». Pour parvenir à cette conclusion, elle se fonde sur le lien intrinsèque qui existe entre l’action en recouvrement et la procédure d’insolvabilité elle-même. Cette action ne trouve pas son fondement dans les règles générales du droit civil ou commercial, mais spécifiquement dans les dispositions du droit de la faillite qui visent à protéger l’intégrité de la masse des créanciers et à sanctionner une gestion préjudiciable après la cessation des paiements.
En conséquence, l’action est considérée comme découlant directement de la procédure d’insolvabilité. Ce raisonnement permet de centraliser le contentieux dérivé de la faillite devant une seule et même juridiction, celle qui a ouvert la procédure et qui est la mieux placée pour en connaître tous les aspects. Cette centralisation favorise une gestion efficace et cohérente de l’ensemble des actifs et des passifs de la société débitrice, conformément aux objectifs du règlement qui sont d’améliorer l’efficience et l’effectivité des procédures d’insolvabilité transfrontalières. L’interprétation retenue assure ainsi que le juge de la faillite puisse statuer sur des litiges qui, bien que dirigés contre un tiers, sont essentiels à la reconstitution de l’actif.
B. L’éviction des règles de compétence générales
En rattachant l’action en cause à la compétence spéciale de l’article 3, paragraphe 1, du règlement, la Cour écarte implicitement mais nécessairement l’application des règles de compétence générales, notamment celles prévues par le règlement Bruxelles I ou la Convention de Lugano. Le principe général en matière judiciaire, *actor sequitur forum rei*, voudrait que le défendeur soit attrait devant les juridictions de l’État de son domicile. Si cette règle avait été appliquée, le curateur aurait dû poursuivre le gérant devant les tribunaux de l’État tiers où celui-ci était domicilié.
Une telle solution aurait cependant eu pour effet de fragmenter le contentieux de l’insolvabilité, de multiplier les procédures dans différents États et de créer un risque de décisions contradictoires, allant à l’encontre des objectifs de célérité et de sécurité juridique poursuivis par le droit de l’Union. En affirmant la primauté de la compétence spéciale du for de l’insolvabilité, la Cour confirme la force d’attraction de ce dernier, que l’on désigne souvent par l’expression latine *vis attractiva concursus*. Cette force d’attraction est la pierre angulaire du système mis en place par le règlement, car elle garantit que le juge de la faillite dispose d’une compétence quasi universelle pour tout ce qui touche de près à la procédure collective qu’il supervise.
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II. L’extension de la compétence du for de l’insolvabilité aux défendeurs de l’espace Lugano
Après avoir affirmé le principe de compétence du for de l’insolvabilité, la Cour en précise la portée en l’appliquant au cas particulier d’un défendeur domicilié dans un État partie à la Convention de Lugano (A), ce qui renforce l’efficacité des procédures collectives dans l’espace judiciaire européen au sens large (B).
A. L’application du critère à l’égard d’un gérant domicilié dans un État tiers
Le second point des motifs étend explicitement la solution au cas où le gérant n’est pas domicilié dans un autre État membre, mais « dans un État partie à la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ». Cette précision est d’une importance pratique considérable, car elle confirme que le champ d’application de la compétence spéciale du règlement n° 1346/2000 n’est pas limité aux seules relations intra-Union. La Cour juge que le raisonnement fondé sur le lien direct et étroit avec la procédure d’insolvabilité s’applique avec la même force, que le défendeur soit domicilié dans un État membre ou dans un État de l’espace Lugano.
Cette extension garantit une application uniforme des règles de compétence et évite la création d’un régime différencié qui affaiblirait la position du curateur. Si la compétence avait été déclinée, les curateurs européens auraient été confrontés à des obstacles significatifs pour recouvrer des actifs auprès de dirigeants résidant en Suisse, en Norvège ou en Islande. En soumettant ces derniers à la juridiction du for de l’insolvabilité, la Cour assure une égalité de traitement entre les créanciers et une protection cohérente de la masse, indépendamment de la localisation géographique des anciens dirigeants de la société débitrice.
B. La portée de la solution pour l’efficacité des procédures collectives
En définitive, la valeur de cet arrêt réside dans sa contribution à la construction d’un espace judiciaire européen efficace en matière d’insolvabilité. La solution retenue renforce de manière significative les pouvoirs du curateur et, par conséquent, les chances de recouvrement des créances au profit de la masse. Elle confère une portée très large à la notion d’action qui « découle directement de la procédure d’insolvabilité », susceptible d’englober d’autres types d’actions en responsabilité, par exemple contre des commissaires aux comptes ou des sociétés mères, dès lors que le fondement juridique de l’action est propre au droit de l’insolvabilité.
La portée de cette décision est donc importante. Elle établit un principe clair qui favorise la sécurité juridique et la prévisibilité pour tous les acteurs économiques. En centralisant le contentieux, elle permet de réduire les coûts et les délais liés à la gestion des faillites transfrontalières. Cette jurisprudence s’inscrit ainsi dans un courant favorable à l’attractivité du for de l’insolvabilité, le considérant comme le pivot naturel et logique pour traiter de l’ensemble des conséquences juridiques d’une défaillance d’entreprise au sein de l’Union européenne et des espaces judiciaires qui lui sont associés.