Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne apporte une clarification substantielle sur l’étendue du principe de liberté de retransmission des services de médias audiovisuels au sein de l’Union. En l’espèce, une autorité de régulation d’un État membre avait constaté la diffusion, sur une chaîne de télévision relevant de la compétence d’un autre État membre, d’un programme contenant des informations incitant à la haine en raison de la nationalité. En réaction, cette autorité a imposé au fournisseur de services de médias l’obligation de ne distribuer ladite chaîne que par l’intermédiaire de bouquets payants pour une durée de douze mois. Le fournisseur, estimant cette mesure contraire au droit de l’Union, a saisi les juridictions nationales. Le litige a conduit la juridiction de renvoi à interroger la Cour sur la compatibilité d’une telle sanction avec l’article 3 de la directive 2010/13/UE, qui encadre les restrictions à la liberté de retransmission. Il s’agissait donc de déterminer si une mesure nationale qui ne suspend pas la diffusion mais en restreint les modalités de distribution constitue une entrave soumise à la procédure dérogatoire stricte prévue par la directive. La Cour répond par la négative, jugeant qu’une telle mesure n’entre pas dans le champ d’application de cette disposition. Cette solution, qui repose sur une interprétation stricte de la notion d’entrave à la retransmission (I), consacre en conséquence une marge de manœuvre pour les États membres dont les contours demeurent néanmoins incertains (II).
I. L’interprétation restrictive de l’entrave à la liberté de retransmission
La Cour de justice fonde sa décision sur une lecture rigoureuse de la directive, distinguant clairement ce qui relève d’une entrave à la retransmission et ce qui constitue une simple modalité de distribution (A), une approche confortée par une analyse téléologique et historique de la disposition (B).
A. La distinction entre l’empêchement de la retransmission et la régulation de la distribution
Le raisonnement de la Cour s’articule autour du principe fondamental de la reconnaissance mutuelle et du contrôle par l’État membre d’origine, qui structure la directive sur les services de médias audiovisuels. L’État membre de réception ne peut exercer un second contrôle sur les émissions pour des motifs déjà couverts par les domaines coordonnés par la directive. La dérogation prévue à l’article 3, paragraphe 2, constitue une exception encadrée à ce principe, permettant de suspendre provisoirement une retransmission. La Cour précise cependant que le champ de cette exception est limité.
Elle estime qu’une mesure nationale ne constitue une entrave au sens de l’article 3 que si elle a pour effet d’« empêcher la retransmission proprement dite sur son territoire des services de médias audiovisuels en provenance d’autres États membres ». Or, en l’espèce, l’obligation de diffuser la chaîne concernée uniquement dans des bouquets payants ne conduit pas à une telle issue. La retransmission demeure légalement possible et les consommateurs conservent la faculté de visionner la chaîne, à la condition de souscrire une offre spécifique. Par conséquent, la Cour considère qu’une telle mesure ne régit que les « modalités de distribution » d’une chaîne de télévision, sans pour autant faire obstacle à sa retransmission. Cette distinction conceptuelle permet d’exclure la mesure litigieuse du champ d’application de la procédure dérogatoire, laissant à l’État membre de réception la compétence pour l’édicter.
B. Une interprétation finaliste fondée sur la genèse de la directive
Pour étayer son analyse, la Cour recourt à une interprétation historique de la législation. Elle rappelle que la directive 89/552, ancêtre de la directive actuelle, mentionnait la faculté pour les États membres de « suspendre » la retransmission. Bien que le terme « déroger » ait remplacé par la suite le verbe « suspendre », la Cour ne décèle dans cette modification aucune intention du législateur d’élargir le type de mesures visées. Au contraire, les considérants de la directive continuent de faire référence à la possibilité de « suspendre provisoirement la retransmission d’émissions télévisées », ce qui suggère que l’esprit du texte vise des interruptions complètes et non de simples restrictions d’accès.
Cette approche est également soutenue par une référence à la Convention européenne sur la télévision transfrontière, élaborée parallèlement à la première directive. Les termes employés dans ces deux instruments suggèrent que les notions de « liberté de réception » et d’« entrave » possèdent un sens spécifique, plus restreint que la notion générale de « restriction à la libre prestation des services » de l’article 56 TFUE. La finalité de la directive n’est pas d’interdire toute réglementation nationale affectant les services audiovisuels, mais d’empêcher qu’un État membre n’instaure un second contrôle qui viendrait contredire la compétence de l’État d’origine. La mesure en cause, n’instaurant pas un tel contrôle sur le contenu mais modulant sa distribution, échappe donc à la qualification d’entrave.
II. La consécration d’une compétence régulatrice nationale aux frontières incertaines
En validant la possibilité pour un État membre de prendre des mesures restrictives en dehors du cadre de l’article 3 de la directive, la Cour reconnaît l’existence d’un pouvoir de sanction légitime au nom de l’ordre public (A), mais ouvre simultanément la voie à un risque de contournement du principe du pays d’origine (B).
A. La reconnaissance d’un pouvoir de sanction pour la protection de l’ordre public
La décision de la Cour reconnaît implicitement la légitimité de l’objectif poursuivi par l’État membre de réception, à savoir la lutte contre la désinformation et l’incitation à la haine pour protéger la sécurité de son espace informationnel. En jugeant que des mesures moins radicales qu’une suspension totale ne sont pas soumises à la lourde procédure de l’article 3, elle offre aux autorités nationales une flexibilité appréciable. Elles peuvent ainsi réagir à la diffusion de contenus qu’elles jugent préjudiciables par des sanctions graduées, sans avoir à notifier la Commission et l’État membre d’origine ni à démontrer l’existence d’une infraction manifeste et grave.
Cette solution pragmatique permet un équilibre entre la protection de l’ordre public national et les exigences du marché intérieur. Elle évite de contraindre un État membre soit à tolérer des contenus problématiques, soit à recourir à la mesure la plus extrême de la suspension. En ce sens, l’arrêt consacre un espace de régulation autonome pour les États membres, leur permettant de sanctionner des manquements graves par des mesures affectant l’accessibilité économique d’un service, sans pour autant en interdire totalement la diffusion. La mesure est ainsi analysée comme une sanction proportionnée à l’infraction constatée.
B. Le risque d’un affaiblissement du principe du contrôle par l’État d’origine
Si cette décision accorde une souplesse bienvenue aux États membres, elle soulève également des interrogations quant à sa portée et aux risques de dérive. La distinction entre une « modalité de distribution » et une « entrave à la retransmission » pourrait s’avérer délicate à mettre en œuvre en pratique. Une mesure qui rend l’accès à une chaîne excessivement onéreux ou la cantonne à des offres très peu diffusées ne pourrait-elle pas constituer un obstacle de fait, rendant sa distribution économiquement non viable et équivalant à une exclusion du marché ?
La Cour ne fournit pas de critères précis pour tracer la ligne de partage, se contentant de vérifier que la retransmission n’est pas « empêchée proprement dite ». Cette absence de balises pourrait encourager certains États membres à multiplier les réglementations créatives qui, sans être des suspensions formelles, fragmenteraient le marché intérieur des services audiovisuels que la directive vise précisément à unifier. Le risque est que, sous couvert de réguler les modalités de distribution pour des motifs d’ordre public, des États contournent le principe du contrôle par l’État d’origine. Cette jurisprudence pourrait ainsi ouvrir la voie à de futurs litiges visant à définir jusqu’où une mesure restrictive peut aller avant de basculer dans la catégorie des entraves interdites.