La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt rendu le 4 juillet 2024, précise l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012. Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un recours indemnitaire consécutif à une entente illicite sur le marché des camions, sanctionnée par la Commission européenne.
Une société mère établie en Hongrie, détenant le contrôle de plusieurs filiales réparties dans différents États membres, a saisi les juridictions de son siège. Elle réclame la réparation du préjudice subi par ses filiales, lesquelles ont acquis des véhicules à des prix artificiellement élevés auprès d’un constructeur participant. Les filiales ont directement conclu les contrats de vente ou de crédit-bail, mais la société mère invoque l’existence d’une entente globale affectant son patrimoine.
Saisie en première instance, la Cour de Budapest-Capitale a accueilli l’exception d’incompétence soulevée par le constructeur, estimant que le préjudice financier de la demanderesse était purement indirect. Cette position a été confirmée par la Cour d’appel régionale de Budapest-Capitale, qui a refusé d’appliquer la théorie de l’unité économique pour déterminer le for compétent. La Cour suprême de Hongrie, saisie d’un pourvoi, a alors décidé d’interroger la juridiction de l’Union sur la portée de cette notion en matière de compétence.
Le problème de droit porte sur le point de savoir si la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » inclut le siège d’une société mère. La question est de déterminer si cette compétence peut être fondée sur l’unité économique alors que le préjudice a été exclusivement subi par des filiales.
La Cour de justice répond que cette disposition doit être interprétée de manière stricte, excluant ainsi le siège de la société mère comme lieu de matérialisation du dommage. L’unité économique, bien qu’établie en droit de la concurrence pour la responsabilité, ne permet pas de déroger aux règles de compétence territoriale fondées sur la proximité.
**I. L’exigence d’un lien de rattachement direct avec le dommage**
**A. La localisation du préjudice au sein du marché affecté**
L’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012 prévoit une compétence spéciale en matière délictuelle en faveur du « lieu où le fait dommageable s’est produit ». La jurisprudence constante de la Cour de justice distingue le lieu de l’événement causal de celui de la matérialisation du dommage, offrant au demandeur un choix. En présence d’une entente anticoncurrentielle, le lieu de la matérialisation se situe nécessairement là où les règles du marché ont été faussées par des comportements illicites.
Dans cette affaire, les filiales ont procédé aux acquisitions dans leurs États respectifs, supportant ainsi directement le surcoût engendré par les pratiques tarifaires du constructeur défendeur. La Cour rappelle que le lieu du dommage correspond à celui où la victime a effectivement acquis les biens affectés par les arrangements collusoires sur les prix. Cette localisation garantit une administration de la justice efficace puisque le juge national du marché affecté dispose des éléments de preuve nécessaires à l’instruction.
**B. L’exclusion du siège de la société mère comme for de protection**
La société mère soutient que son siège social constitue le centre des intérêts économiques du groupe, justifiant ainsi la compétence de la juridiction de son domicile. Toutefois, la Cour rejette cette interprétation extensive qui reviendrait à créer un for fondé sur le domicile du demandeur, ce que le règlement cherche à éviter. La notion de lieu du dommage ne saurait englober tout endroit où sont ressenties les conséquences patrimoniales d’un préjudice initialement survenu dans un autre État.
Un dommage qui n’est que la conséquence indirecte d’un préjudice éprouvé par d’autres personnes ne peut fonder la compétence juridictionnelle au titre de la matière délictuelle. Le siège social de la société holding, bien qu’impacté par la baisse de rentabilité de ses filiales, ne constitue pas le lieu où la lésion s’est concrétisée. Admettre une telle solution risquerait de multiplier les fors disponibles et de fragiliser la sécurité juridique des opérateurs économiques agissant au sein du marché intérieur.
**II. L’inopposabilité de la notion d’unité économique à la détermination du for**
**A. Le refus d’une application inversée de la responsabilité solidaire**
La notion d’« unité économique » permet habituellement d’imputer à une société mère les infractions commises par ses filiales lorsqu’elle exerce sur elles une influence déterminante. La demanderesse prétend que ce principe de responsabilité solidaire devrait s’appliquer de manière symétrique pour permettre à la société mère d’agir au nom du groupe. La Cour de justice écarte fermement cette « application inversée » de la théorie de l’entreprise en soulignant la différence de nature entre responsabilité et compétence.
La qualification d’unité économique vise à garantir l’efficacité des sanctions en droit de la concurrence mais ne modifie pas les règles de procédure civile internationale. Une telle approche créerait une confusion regrettable entre la qualité pour agir et les critères de rattachement géographique définis par le législateur de l’Union. Le juge doit pouvoir se prononcer aisément sur sa compétence sans avoir à procéder à un examen complexe du fond de l’affaire économique.
**B. La primauté des impératifs de proximité et de prévisibilité**
L’interprétation de la Cour préserve les objectifs de proximité et de prévisibilité qui constituent les piliers du système de compétence établi par le règlement n° 1215/2012. Un défendeur doit pouvoir raisonnablement prévoir devant quelle juridiction il risque d’être attrait en raison de ses activités commerciales sur un territoire donné. Le constructeur de camions s’attend légitimement à répondre de ses actes devant les tribunaux des lieux où les contrats de vente ont été effectivement conclus.
Le principe de cohérence entre le for et la loi applicable renforce également cette solution puisque la loi applicable est celle du pays où le marché est affecté. En refusant de délocaliser le litige au siège de la société mère, la Cour assure que le procès se déroule dans l’environnement juridique du dommage. Les victimes conservent par ailleurs la faculté d’attraire le défendeur devant les juridictions de son propre domicile en vertu de la règle de principe.