Cour de justice de l’Union européenne, le 4 juillet 2024, n°C-70/23

Par un arrêt récent, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant sur pourvoi, a eu l’occasion de clarifier la nature juridique et les effets d’une amende infligée en matière de concurrence, lorsque celle-ci est modifiée par le juge de l’Union dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction.

En l’espèce, plusieurs entreprises s’étaient vu infliger une amende pour leur participation à une entente par une décision d’une institution de l’Union en 2010. Saisies d’un recours, les juridictions de l’Union avaient, dans un premier temps, accordé un sursis partiel à l’exécution de la sanction, conditionné au versement d’une somme provisionnelle et de mensualités. Par un arrêt de 2015, le Tribunal de l’Union européenne avait ensuite annulé l’article de la décision fixant l’amende, constatant des erreurs dans l’appréciation de la capacité contributive des entreprises. Faisant toutefois usage de sa compétence de pleine juridiction, et se fondant sur des éléments postérieurs à la décision initiale, il avait jugé qu’une réduction de l’amende n’était pas justifiée et avait condamné les entreprises au paiement d’une amende d’un montant identique à celui initialement fixé. Un litige est alors né quant au point de départ du calcul des intérêts de retard. Les entreprises soutenaient que les intérêts ne devaient courir qu’à compter de l’arrêt de 2015, tandis que l’institution de l’Union estimait qu’ils étaient dus depuis la date d’exigibilité prévue par la décision de 2010. L’institution a ainsi adressé aux entreprises une mise en demeure pour le paiement d’un solde qu’elle estimait dû. Les entreprises ont formé un recours contre cet acte, mais le Tribunal l’a rejeté par un arrêt de 2022, au motif que l’amende fixée par le juge n’était pas nouvelle. Les entreprises ont alors formé un pourvoi contre cet arrêt.

La question de droit soumise à la Cour de justice était donc de déterminer si une amende, d’abord fixée par une décision administrative puis annulée et remplacée par une décision du juge de l’Union dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, doit être considérée comme une nouvelle créance juridiquement distincte. Une telle qualification impliquerait que son exigibilité et les intérêts de retard afférents ne courent qu’à compter du prononcé de la décision juridictionnelle.

La Cour de justice rejette le pourvoi. Elle juge que l’exercice de la compétence de pleine juridiction par le juge de l’Union ne crée pas une amende nouvelle, mais se borne à substituer sa propre appréciation à celle de l’institution au sein même de la décision initiale. En conséquence, cette décision est censée avoir toujours contenu le montant finalement fixé par le juge, de sorte que l’exigibilité de la créance et le point de départ des intérêts de retard demeurent ceux établis par l’acte administratif originel.

La Cour confirme ainsi une conception unitaire de l’amende en droit de la concurrence, en vertu de laquelle l’intervention du juge n’opère qu’une substitution au sein de l’acte initial (I). Cette solution, qui neutralise les effets de la technique rédactionnelle employée par le juge, vise à préserver l’efficacité et l’effet dissuasif des sanctions pécuniaires (II).

I. La confirmation du caractère substitutif de la compétence de pleine juridiction

La Cour de justice rejette l’argumentation des requérantes en rappelant que la compétence de pleine juridiction ne permet pas de créer une créance nouvelle et autonome (A), mais emporte un effet de substitution qui s’applique rétroactivement à la décision administrative initiale (B).

A. Le rejet de la thèse de l’amende juridictionnelle nouvelle

Les sociétés requérantes soutenaient que l’annulation de l’article de la décision initiale imposant l’amende, combinée à la condamnation ultérieure par le Tribunal à un montant identique, avait donné naissance à une amende « juridictionnelle » nouvelle. Cette nouvelle amende, distincte de celle annulée, ne pouvait selon elles devenir exigible qu’à compter du jour où elle a été prononcée, soit la date de l’arrêt du Tribunal de 2015. Cette thèse reviendrait à scinder en deux l’obligation de paiement : une première obligation, née de l’acte administratif et anéantie rétroactivement, et une seconde, née de l’acte juridictionnel.

La Cour écarte fermement cette analyse. Elle rappelle que la compétence de pleine juridiction, conférée au juge de l’Union par l’article 31 du règlement n° 1/2003, s’inscrit dans le cadre du contrôle d’une décision préexistante. Le juge est habilité à « supprimer, réduire ou majorer l’amende ou l’astreinte infligée », mais non à en créer une de toute pièce. La Cour précise que le pouvoir du juge « se rapporte et se limite au montant de l’amende initialement infligée par la Commission ». L’arrêt souligne ainsi la nature de cette compétence, qui est une compétence de réformation et non de création. Selon les termes de la Cour, le texte pertinent « n’a pas pour objet d’habiliter le Tribunal à imposer une nouvelle amende juridiquement distincte de celle fixée par la Commission, mais il complète le contrôle juridictionnel en permettant au Tribunal de modifier le montant de celle initialement infligée ». Le juge ne se substitue donc pas à l’administration en tant qu’autorité de sanction, mais ajuste seulement le *quantum* de la sanction que cette dernière a prononcée.

B. La portée de l’effet rétroactif de la substitution

Le corollaire de cette approche est l’effet substitutif et rétroactif de la décision du juge. Lorsque le Tribunal modifie le montant d’une amende, il ne fait que remplacer, au sein de la décision administrative elle-même, le montant initial par celui qui résulte de sa propre appréciation. La Cour de justice énonce clairement les conséquences de ce mécanisme en affirmant que « la décision de la Commission est donc censée, en raison de l’effet substitutif de l’arrêt prononcé par le juge de l’Union, avoir toujours été celle qui résulte de l’appréciation de ce dernier ».

Cette fiction juridique a des conséquences pratiques déterminantes. L’obligation de payer l’amende, dans son montant réformé, est réputée avoir existé depuis la date d’exigibilité fixée par la décision administrative initiale. Par conséquent, les intérêts de retard, qui ont pour objet de compenser le préjudice subi par l’Union du fait du paiement tardif de sa créance, courent bien à compter de l’expiration du délai de paiement initial et non à compter de l’arrêt du juge. L’intervention juridictionnelle, même si elle modifie le montant de l’amende, ne remet pas en cause l’existence de la dette depuis son origine. Cette solution assure la continuité de l’obligation financière pesant sur l’entreprise sanctionnée.

II. La consolidation d’une solution pragmatique en matière de sanctions concurrentielles

En consacrant le principe de substitution, la Cour de justice fait prévaloir une lecture substantielle sur une approche formaliste (A), garantissant par là même la pleine efficacité du régime des sanctions en droit de la concurrence (B).

A. La neutralisation des artifices rédactionnels du dispositif

Un des arguments principaux des requérantes reposait sur la formulation du dispositif de l’arrêt de 2015. Le Tribunal avait formellement « annulé » l’article imposant l’amende avant, dans un autre point du dispositif, de « condamner » les entreprises au paiement d’une amende. Les requérantes y voyaient la preuve d’une rupture entre l’amende administrative et l’amende juridictionnelle.

La Cour de justice refuse de tirer des conséquences juridiques d’un tel choix rédactionnel. Elle considère que, que le juge annonce une « modification » du montant ou qu’il « annule » puis « condamne », le résultat juridique est le même : une substitution. L’annulation du montant initial est une conséquence nécessaire de sa modification, qu’elle soit explicite ou implicite. La Cour estime qu' »aucune conséquence juridique particulière ne saurait être tirée de ce que, à l’issue de l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, le Tribunal a choisi de faire état, dans le dispositif, non pas de ce qu’un nouveau montant de l’amende était substitué […] mais, tout d’abord, de ce que le montant de l’amende infligée […] était annulé, puis, de ce qu’une amende du même montant était infligée ». Cette approche pragmatique empêche que la portée d’une décision de justice dépende des subtilités de sa rédaction plutôt que de la nature des pouvoirs exercés par le juge.

B. La préservation de l’effet dissuasif des amendes et des intérêts de retard

Au-delà des aspects techniques, la solution retenue par la Cour a une portée significative pour la politique de concurrence de l’Union. Accueillir la thèse des requérantes aurait créé une incitation pour les entreprises à contester systématiquement les amendes. En effet, une telle contestation aurait permis, même en cas de confirmation du montant, de reporter de plusieurs années le point de départ des intérêts de retard, réduisant ainsi considérablement le coût financier réel de la sanction. Une telle issue aurait affaibli l’effet dissuasif des amendes, qui constitue l’un de leurs objectifs essentiels.

La Cour rappelle d’ailleurs implicitement que les intérêts de retard n’ont pas la nature d’une sanction additionnelle, mais bien celle d’une compensation financière pour le créancier. En maintenant le point de départ des intérêts à la date d’exigibilité initiale, elle assure que l’entreprise sanctionnée ne tire aucun bénéfice de la durée des procédures juridictionnelles. La solution garantit ainsi que le recours au juge demeure un instrument de contrôle de la légalité et de la proportionnalité des sanctions, et non une stratégie dilatoire destinée à en alléger le poids financier. L’arrêt consolide ainsi la cohérence et la rigueur du système de répression des pratiques anticoncurrentielles.

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Hassan KOHEN
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