Par un arrêt en date du 4 juin 2009, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre le régime de responsabilité du fait des produits défectueux institué par la directive 85/374/CEE et les droits nationaux de la responsabilité. En l’espèce, l’alternateur d’un groupe électrogène, fabriqué par une société et installé au sein d’un établissement hospitalier, avait subi un échauffement provoquant un incendie. La société en charge de la maintenance de l’installation et son assureur, après avoir indemnisé l’hôpital, ont agi en remboursement contre le fabricant du produit défectueux. La cour d’appel de Lyon, par une décision du 7 décembre 2006, a condamné le fabricant à réparer le préjudice sur le fondement d’une obligation de sécurité, retenant que la seule preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité suffisait à engager sa responsabilité. Devant la Cour de cassation, le fabricant a soutenu que ce régime de responsabilité ne pouvait s’appliquer aux dommages causés à des biens à usage professionnel, lesquels sont exclus du champ de la directive. Face à cette argumentation, la Cour de cassation a saisi la juridiction européenne d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si les articles 9 et 13 de la directive 85/374/CEE s’opposent à une législation ou une jurisprudence nationale qui permet à la victime d’un produit défectueux d’obtenir réparation du dommage causé à une chose à usage professionnel, en rapportant uniquement la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité. La Cour de justice répond par la négative, estimant que la directive n’interdit pas à un État membre de maintenir un tel régime de responsabilité, dès lors que le dommage en cause n’entre pas dans le champ d’application de la directive. La solution de la Cour repose ainsi sur une stricte délimitation du domaine d’harmonisation de la directive (I), ce qui a pour corollaire de préserver la faculté pour les États membres de maintenir des régimes de responsabilité spécifiques pour les situations non réglementées (II).
I. LA DÉLIMITATION RIGOUREUSE DU CHAMP D’APPLICATION DE LA DIRECTIVE
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une lecture littérale et téléologique de la directive, qui conduit à constater que les dommages aux biens professionnels sont exclus de son champ d’application (A), limitant de ce fait la portée du principe d’harmonisation totale qui lui est attaché (B).
A. L’exclusion des dommages aux biens à usage professionnel
La Cour rappelle d’abord la teneur de l’article 9 de la directive, lequel définit la notion de « dommage » indemnisable au sens du texte. Ce dernier vise, outre les atteintes aux personnes, « le dommage causé à une chose ou la destruction d’une chose, autre que le produit défectueux lui-même ». Toutefois, la réparation de ce dommage matériel est subordonnée à une double condition cumulative : la chose endommagée doit être « d’un type normalement destiné à l’usage ou à la consommation privés » et avoir « été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés ». Par cette définition restrictive, le législateur communautaire a clairement circonscrit le périmètre de la protection aux seuls consommateurs, ce que confirme d’ailleurs le neuvième considérant de la directive. En l’espèce, le dommage affectait un groupe électrogène utilisé par un hôpital pour les besoins de son activité. Il s’agissait donc sans conteste d’un bien à usage professionnel, qui ne pouvait relever du régime de responsabilité instauré par la directive. La Cour en déduit logiquement que « la réparation des dommages causés à une chose destinée à l’usage professionnel et utilisée pour cet usage ne relève pas du champ d’application de la directive 85/374 ». Cette exclusion matérielle est déterminante pour la solution du litige.
B. La portée limitée du principe d’harmonisation totale
Le fabricant du produit défectueux soutenait que l’harmonisation réalisée par la directive interdisait aux États membres de maintenir un régime de responsabilité fondé sur les mêmes conditions de preuve pour des dommages non couverts par celle-ci. La Cour écarte cet argument en précisant la portée du principe d’harmonisation. Elle rappelle sa jurisprudence constante, notamment l’arrêt *Skov et Bilka* du 10 janvier 2006, selon laquelle la directive procède à une harmonisation totale « sur les points qu’elle réglemente ». Or, comme elle vient de l’établir, la réparation des dommages aux biens professionnels ne constitue pas un point réglementé par la directive. Dès lors, le principe d’harmonisation totale ne saurait trouver à s’appliquer à une telle situation. L’article 13 de la directive, qui dispose que celle-ci « ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle », doit être interprété à la lumière de cette délimitation. Si cet article n’autorise pas les États membres à maintenir un régime concurrent de responsabilité du fait des produits défectueux pour les dommages entrant dans le champ de la directive, il ne leur interdit pas de légiférer pour les dommages qui en sont exclus. La Cour opère ainsi une distinction fondamentale entre les matières harmonisées, où toute concurrence des droits nationaux est exclue, et les matières non harmonisées, où les États membres conservent leur pleine compétence.
II. LA PRÉSERVATION DE L’AUTONOMIE DES DROITS NATIONAUX EN MATIÈRE DE RESPONSABILITÉ
La solution retenue par la Cour de justice consacre la légitimité des choix opérés par les législateurs nationaux pour les situations non couvertes par le droit communautaire. Elle confirme ainsi le caractère d’une harmonisation qui, bien que totale dans son domaine, reste circonscrite à son objet (A), et valide par conséquent la coexistence du régime communautaire avec des régimes nationaux de responsabilité fondés sur des logiques propres (B).
A. La confirmation d’une harmonisation circonscrite à son objet
En refusant d’interpréter le silence de la directive sur les dommages professionnels comme une interdiction pour les États membres de prévoir un régime de responsabilité sans faute, la Cour adopte une approche pragmatique. Une solution contraire aurait créé un vide juridique pour les victimes professionnelles, qui auraient été privées de la possibilité d’invoquer un régime probatoire allégé, alors même que cette facilité est offerte aux consommateurs. La Cour précise que rien dans le texte de la directive ne permet de conclure que le législateur, en limitant le champ de la réparation des dommages matériels, « a entendu priver les États membres […] de la faculté de prévoir, en ce qui concerne la réparation des dommages causés à une chose destinée à l’usage professionnel et utilisée pour cet usage, un régime de responsabilité qui correspond à celui instauré par ladite directive ». Cette interprétation respecte la finalité du texte, qui est d’assurer un niveau élevé de protection des consommateurs et de garantir une concurrence non faussée, sans pour autant neutraliser les systèmes de responsabilité nationaux dans des domaines qu’il n’a pas entendu régir. La valeur de cet arrêt réside donc dans cette clarification : l’harmonisation n’a pas d’effet de blocage au-delà de son périmètre expressément défini.
B. La coexistence du régime communautaire et des régimes nationaux de responsabilité
La portée de la décision est significative pour le droit français. Elle valide indirectement la jurisprudence de la Cour de cassation qui, sur le fondement de l’obligation de sécurité, a construit un régime de responsabilité du vendeur professionnel s’appliquant y compris dans les relations entre professionnels. En jugeant que la directive ne s’oppose pas à ce qu’un droit national permette à la victime de demander réparation d’un dommage à un bien professionnel en prouvant seulement le défaut, le dommage et le lien de causalité, la Cour de justice légitime la dualité des régimes de responsabilité. Le droit français de la responsabilité du fait des produits défectueux se trouve ainsi articulé autour de deux corps de règles : d’une part, le régime issu de la transposition de la directive, applicable aux dommages qu’elle définit, et d’autre part, le régime jurisprudentiel de droit commun, qui a vocation à s’appliquer notamment aux dommages causés aux biens à usage professionnel. Cet arrêt consacre donc un partage des compétences entre l’Union européenne et les États membres, permettant à ces derniers de maintenir ou de développer des mécanismes de protection adaptés aux spécificités des litiges entre professionnels, sans contrevenir aux objectifs d’harmonisation du marché intérieur.