Cour de justice de l’Union européenne, le 4 juin 2009, n°C-8/08

Par l’arrêt commenté, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation de la notion de pratique concertée au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité CE. La décision prend sa source dans un litige néerlandais où l’autorité nationale de la concurrence a sanctionné cinq opérateurs de télécommunications mobiles pour s’être concertés. Ces entreprises, qui représentaient la totalité du marché, se sont réunies en juin 2001 et ont échangé des informations confidentielles, notamment sur leur intention de réduire la rémunération de leurs revendeurs pour les abonnements.

La procédure a débuté par une décision de l’autorité de la concurrence néerlandaise infligeant des amendes pour infraction au droit national de la concurrence. Sur réclamation, l’autorité a confirmé sa position en constatant une infraction non seulement à l’article 6 de la loi nationale, mais également à l’article 81, paragraphe 1, du traité CE. Saisies d’un recours, les juridictions nationales ont eu des doutes sur l’interprétation à donner aux règles de l’Union. Le Rechtbank te Rotterdam a annulé la décision de l’autorité, puis le College van Beroep voor het bedrijfsleven, saisi en appel, a décidé de surseoir à statuer. Il a adressé à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles.

La juridiction de renvoi interrogeait ainsi la Cour sur les critères de qualification d’une pratique concertée par objet, ainsi que sur la nature et le champ d’application de la présomption de lien de causalité entre la concertation et le comportement des entreprises sur le marché. En réponse, la Cour affirme qu’une pratique a un objet anticoncurrentiel dès lors qu’elle est « concrètement apte » à restreindre la concurrence, sans qu’un effet réel ou un lien direct avec les prix à la consommation soit nécessaire. Elle juge également que la présomption de causalité entre la concertation et le comportement sur le marché est une règle de droit substantiel de l’Union qui s’impose au juge national, y compris lorsque la concertation résulte d’une réunion unique. La Cour apporte ainsi des précisions déterminantes tant sur la caractérisation de l’infraction par objet (I) que sur le régime probatoire qui lui est attaché (II).

***

I. La clarification de la notion d’infraction par objet

La Cour de justice saisit l’occasion de cette affaire pour rappeler avec fermeté la méthode d’analyse d’une infraction à l’article 81 du traité. Elle maintient la distinction fondamentale entre l’objet et l’effet anticoncurrentiel (A), avant de l’appliquer spécifiquement au cas d’un échange d’informations sur un marché oligopolistique (B).

A. Le maintien de la distinction entre l’objet et l’effet anticoncurrentiel

La Cour réaffirme le caractère alternatif, et non cumulatif, des conditions d’objet et d’effet. Conformément à une jurisprudence établie, l’analyse de l’objet de la pratique prime sur celle de ses effets. Si la teneur de l’accord ou de la pratique concertée révèle « un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence », l’examen de ses effets concrets devient superflu. Cette approche repose sur la considération que « certaines formes de collusion entre entreprises peuvent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence ».

Pour déterminer l’existence d’un objet anticoncurrentiel, il suffit que la pratique soit « susceptible de produire des effets négatifs sur la concurrence ». L’infraction est constituée dès lors que la pratique est « concrètement apte, en tenant compte du contexte juridique et économique dans lequel elle s’inscrit, à empêcher, à restreindre ou à fausser le jeu de la concurrence au sein du marché commun ». La question de savoir si un tel effet se produit réellement est donc sans pertinence pour la qualification de l’infraction, bien qu’elle puisse jouer un rôle dans le calcul des sanctions. Cette solution confirme une conception objective de l’infraction, axée sur le potentiel de nuisance d’un comportement plutôt que sur ses conséquences avérées.

B. L’application à l’échange d’informations sur un marché oligopolistique

La Cour applique ce raisonnement à l’échange d’informations entre concurrents. Elle rappelle que le droit de la concurrence impose à « tout opérateur économique [de] déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché commun ». Par conséquent, elle s’oppose rigoureusement à toute prise de contact, directe ou indirecte, qui aurait pour objet ou pour effet de réduire l’incertitude stratégique des concurrents. Un échange d’informations poursuit un objet anticoncurrentiel lorsqu’il « est susceptible d’éliminer les incertitudes quant au comportement envisagé par les entreprises concernées ».

En l’espèce, sur un marché oligopolistique fortement concentré, l’échange d’informations sur la future politique de rémunération des revendeurs était de nature à altérer sensiblement la concurrence. La Cour précise également que la qualification d’infraction par objet n’est pas subordonnée à l’existence d’un lien direct avec les prix à la consommation. L’article 81, paragraphe 1, sous a), du traité vise la fixation « directe ou indirecte » des prix ou d’autres conditions de transaction. De plus, le droit de la concurrence protège la structure du marché et la concurrence « en tant que telle », et non uniquement les intérêts directs des consommateurs. Ainsi, même une concertation sur un paramètre de coût en amont, comme la commission des revendeurs, peut être considérée comme ayant un objet anticoncurrentiel.

***

II. La consolidation de la présomption de lien de causalité

Au-delà de la qualification de l’infraction, l’arrêt apporte des éclaircissements essentiels sur le régime de la preuve de la pratique concertée. Il établit fermement la nature substantielle de la présomption de causalité en droit de l’Union (A), puis en confirme la portée étendue à une concertation ponctuelle (B).

A. La nature substantielle de la présomption en droit de l’Union

La Cour répond à une question fondamentale posée par la juridiction de renvoi : la présomption de causalité entre la concertation et le comportement sur le marché relève-t-elle de la procédure nationale ou du droit matériel de l’Union ? La Cour tranche sans ambiguïté en faveur de la seconde option. Elle juge que « la présomption de causalité découle de l’article 81, paragraphe 1, ce tel qu’interprété par la Cour et que, par conséquent, elle fait partie intégrante du droit communautaire applicable ».

Cette qualification a une conséquence majeure : le juge national appliquant l’article 81 du traité est tenu d’appliquer cette présomption. Il ne peut s’en écarter au nom du principe d’autonomie procédurale des États membres. La Cour justifie cette solution par la nécessité de garantir l’effet direct et l’application uniforme du droit de la concurrence, qui constitue une disposition d’ordre public. En érigeant cette présomption en règle de fond, la Cour renforce l’effectivité de l’interdiction des pratiques concertées et évite que des règles de preuve nationales plus exigeantes ne viennent faire obstacle à la sanction des infractions. Il incombe donc aux entreprises qui ont participé à une concertation de renverser cette présomption en prouvant que leur comportement sur le marché n’a pas été influencé par les informations échangées.

B. L’extension de la présomption à une concertation ponctuelle

Enfin, la Cour précise le champ d’application de cette présomption. Elle rejette l’argument selon lequel cette dernière ne s’appliquerait qu’en cas de concertation régulière et prolongée. La présomption du lien de causalité « est applicable même si la concertation n’est fondée que sur une seule réunion des entreprises concernées », pour autant que l’entreprise demeure active sur le marché.

Selon la Cour, « ce qui importe n’est pas tant le nombre de réunions entre les entreprises concernées que le fait de savoir si le ou les contacts qui ont eu lieu ont offert à ces dernières la possibilité de tenir compte des informations échangées ». Une seule prise de contact peut suffire à réaliser la finalité anticoncurrentielle, notamment lorsque la concertation est ponctuelle et vise un paramètre unique de la concurrence, comme c’était le cas en l’espèce. Le fait que la concertation soit régulière et s’étende sur une longue période ne fait que renforcer la présomption, mais n’en constitue pas une condition d’application. Cette approche pragmatique empêche les entreprises de se prévaloir du caractère isolé d’un contact pour échapper à leur responsabilité, dès lors que cet échange a été suffisant pour substituer « sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence ».

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture