Par un arrêt en date du 4 juin 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du droit d’être entendu dans le cadre d’une procédure de demande d’assistance pour harcèlement moral. En l’espèce, un agent temporaire d’un service de l’Union européenne avait été rappelé en urgence à son siège administratif à la suite d’une mission d’évaluation ayant révélé de graves manquements de gestion. Son contrat avait été résilié quelques mois plus tard. S’estimant victime de harcèlement moral de la part de sa hiérarchie, l’agent a introduit une demande d’assistance auprès de l’autorité habilitée à conclure les contrats d’engagement, sollicitant l’ouverture d’une enquête administrative. Cette demande fut rejetée sur la base d’une analyse préliminaire menée par un office d’investigation, sans que l’agent n’ait été entendu. Saisi par l’agent, le Tribunal de la fonction publique annula cette décision de rejet au motif que le droit d’être entendu, garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, avait été méconnu. Pour exécuter cet arrêt, le service invita l’agent à formuler des observations écrites, avant de soumettre à nouveau le dossier à l’office d’investigation pour une seconde analyse préliminaire. Sur la base des conclusions de cette nouvelle analyse, qui ne recommandait pas l’ouverture d’une enquête, l’autorité rejeta une seconde fois la demande d’assistance. L’agent contesta cette nouvelle décision devant le Tribunal, qui l’annula au motif que l’agent aurait dû être entendu pendant la phase d’analyse préliminaire menée par l’office d’investigation. Le service européen a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice contre cet arrêt du Tribunal. Il soutenait n’être tenu d’entendre l’agent qu’avant de prendre sa décision finale de rejet, et non au cours d’une phase préparatoire conduite par un autre service. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si le droit d’être entendu impose à l’administration d’entendre l’auteur d’une demande d’assistance pour harcèlement moral au stade de l’analyse préliminaire conduite par un service instructeur, ou si cette garantie ne doit s’appliquer qu’avant l’adoption de la décision finale. La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’analyse du Tribunal. Elle juge que lorsque l’autorité compétente fonde sa décision sur le rapport d’un service ayant mené une instruction, le respect du droit d’être entendu implique que la personne concernée ait pu faire valoir ses observations dans le cadre de cette même instruction. Elle énonce en effet que « dès lors que le [service] a adopté cette décision sur le fondement de l’analyse préliminaire ainsi que des recommandations de l’[office d’investigation], il aurait dû assurer le respect du droit d’être entendu de [l’agent] en lui donnant l’occasion de faire valoir ses observations et de fournir éventuellement des renseignements supplémentaires dans le cadre de l’instruction menée par l’[office d’investigation] ».
La solution de la Cour de justice précise de manière significative les modalités d’application du droit d’être entendu en l’identifiant comme une garantie devant s’exercer au stade le plus pertinent de la procédure (I). Cette exigence se trouve par ailleurs renforcée par la nature spécifique du contentieux, révélant une protection accrue de la personne qui s’estime victime de harcèlement (II).
I. La consolidation du caractère substantiel du droit d’être entendu
La Cour ancre l’exercice du droit d’être entendu dans une logique d’efficacité, ce qui la conduit à rejeter une conception purement formelle de cette garantie (A) pour mieux identifier le moment procédural où son application est la plus pertinente (B).
A. Le rejet d’une application formelle de la garantie
Dans son pourvoi, le service administratif soutenait avoir respecté le droit de l’agent d’être entendu en lui ayant permis de présenter des observations écrites complémentaires avant de lancer la seconde phase d’analyse préliminaire. Pour l’administration, cette consultation suffisait à purger le vice de procédure initialement constaté par le juge. La Cour de justice écarte cette argumentation en constatant que le Tribunal avait bien pris en compte cet élément factuel, mais pour en tirer des conséquences juridiques différentes. Elle refuse de considérer que le seul fait d’avoir organisé une audition, à un moment ou un autre de la procédure, suffit à satisfaire aux exigences de l’article 41 de la Charte. Une telle approche reviendrait à vider cette garantie de sa substance en la réduisant à une simple formalité procédurale. La Cour rappelle au contraire que « le droit d’être entendu garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative ». L’audition doit donc avoir une utilité concrète et permettre à la personne concernée d’influencer le processus décisionnel. Une audition qui intervient avant même que l’organe chargé de l’analyse des faits n’ait commencé son instruction ne répond pas à cette exigence d’effectivité, car elle ne permet pas au plaignant de discuter les éléments ou les appréciations qui seront développés au cours de cette analyse.
B. L’identification du stade décisif de l’instruction
La Cour confirme que le droit d’être entendu doit s’appliquer au stade où il peut produire le plus d’effets. En l’espèce, la décision finale de l’autorité compétente n’était que la traduction des conclusions formulées par l’office d’investigation à l’issue de son analyse préliminaire. C’est donc bien cette phase d’analyse qui constituait le cœur de l’instruction et le moment déterminant où les faits étaient examinés et qualifiés. C’est à ce stade que la position de l’administration s’est véritablement formée. La Cour énonce par conséquent que le droit d’être entendu devait être respecté durant cette instruction menée par l’office, car l’audition de l’agent « aurait pu, le cas échéant, conduire l’[office d’investigation] à formuler des conclusions différentes, ce qui aurait pu aboutir à l’ouverture d’une enquête administrative ». En liant le moment de l’audition à celui de l’instruction effective des faits, la Cour s’assure que le dialogue entre l’administré et l’administration ait lieu devant l’organe qui détient la maîtrise de l’établissement des faits, et non devant celui qui ne fait qu’entériner formellement une proposition. Cette solution garantit que le droit d’être entendu ne soit pas un simple rite, mais un véritable instrument au service d’une procédure contradictoire.
II. La portée renforcée de la garantie en matière de harcèlement
L’interprétation retenue par la Cour ne se limite pas à une analyse purement procédurale ; elle est également guidée par la finalité protectrice de cette garantie (A) et par la prise en considération de la vulnérabilité particulière de la victime présumée de harcèlement (B).
A. La double finalité au service de la protection de l’individu
La Cour de justice prend soin de rappeler le double objectif poursuivi par le droit d’être entendu. D’une part, il constitue un instrument de bonne administration, visant à « l’instruction du dossier et à l’établissement des faits le plus précisément et correctement possible ». L’audition du plaignant permet à l’autorité compétente de corriger une erreur ou de disposer de tous les éléments pertinents pour prendre une décision en pleine connaissance de cause. D’autre part, ce droit assure une protection effective de la personne concernée. Dans le cadre d’une plainte pour harcèlement, entendre le plaignant au cours de l’instruction est essentiel pour qu’il puisse faire valoir des éléments relatifs à sa situation personnelle et répondre aux éventuels doutes ou appréciations de l’organe instructeur. En insistant sur cette double finalité, la Cour justifie son exigence d’une audition au stade de l’analyse préliminaire. C’est en effet à ce moment que l’apport du plaignant est le plus susceptible d’éclairer l’enquêteur et de garantir une protection effective de ses intérêts, avant que les conclusions ne soient figées dans un rapport.
B. La prise en compte de la spécificité du harcèlement moral
De manière notable, la Cour appuie son raisonnement sur un motif qui dépasse la seule technique juridique. Elle souligne qu’une décision de rejet d’une demande d’assistance « peut emporter de graves conséquences pour la personne concernée, les faits de harcèlement moral pouvant avoir des effets extrêmement destructeurs sur l’état de santé de cette personne ». Plus encore, elle ajoute que « la reconnaissance par l’administration de l’existence d’un tel harcèlement [est], en elle-même, susceptible d’avoir un effet bénéfique dans le processus thérapeutique de reconstruction de ladite personne ». Cet considérant démontre une sensibilité particulière à la nature du litige. La Cour ne se contente pas d’appliquer un principe de procédure de manière abstraite ; elle l’adapte à la réalité humaine et psychologique du harcèlement au travail. En conséquence, les garanties procédurales, et notamment le droit d’être entendu, doivent être appliquées avec une rigueur accrue dans ce contexte. Cette approche confère une portée particulière à la décision, signifiant que la protection des victimes présumées de harcèlement impose à l’administration une obligation de diligence et d’écoute renforcée dès les premières étapes de l’examen de leur plainte.