Cour de justice de l’Union européenne, le 4 juin 2020, n°C-456/18

Un État membre a introduit deux régimes d’imposition sectoriels distincts, caractérisés par une structure de taux fortement progressive. La première mesure consistait en une contribution sur le chiffre d’affaires des entreprises du secteur du tabac, tandis que la seconde instaurait une redevance d’inspection de la chaîne alimentaire. En raison de la forte progressivité des taux, les entreprises réalisant le chiffre d’affaires le plus élevé se voyaient assujetties à une charge fiscale proportionnellement beaucoup plus lourde, bénéficiant de ce fait aux opérateurs de plus petite taille. Saisie de la question, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle d’examen au titre des règles en matière d’aides d’État.

Par deux décisions en date du 15 juillet 2015, l’institution a qualifié ces régimes fiscaux d’aides d’État incompatibles avec le marché intérieur, estimant qu’ils introduisaient une différenciation sélective et injustifiée entre des entreprises se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable. La Commission a par ailleurs assorti ses décisions d’une injonction ordonnant à l’État membre concerné de suspendre immédiatement l’application des taux d’imposition progressifs litigieux. L’État membre a alors formé un recours en annulation contre ces décisions devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 25 avril 2018, le Tribunal a fait droit à la demande de l’État membre et a annulé intégralement les décisions de la Commission, jugeant que cette dernière n’avait pas rapporté la preuve suffisante du caractère sélectif et discriminatoire des mesures fiscales. La Commission a ensuite formé un pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne contre l’arrêt du Tribunal.

Le problème de droit soulevé par cette affaire était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si un régime fiscal à taux progressif appliqué à un secteur économique peut être qualifié d’aide d’État sélective au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. D’autre part, la Cour était interrogée sur la légalité d’une injonction de suspension émise par la Commission à l’encontre d’une mesure qualifiée d’aide existante, et ce, avant même l’adoption de sa décision finale.

Dans son arrêt, la Cour de justice annule la décision du Tribunal, considérant que celui-ci a commis une erreur de droit dans l’appréciation du critère de sélectivité. Elle précise qu’une mesure fiscale, bien que progressive, peut constituer une aide d’État si sa conception conduit à avantager certaines entreprises par rapport à d’autres sans que cette différenciation ne soit justifiée par la logique interne du système fiscal. Cependant, la Cour annule également les décisions initiales de la Commission, mais uniquement « en tant qu’elles ordonnent la suspension de l’application du taux d’imposition progressif ». Elle juge en effet que la Commission a excédé ses compétences en ordonnant la suspension d’une aide qualifiée d’existante durant la phase d’examen.

Cet arrêt apporte ainsi une clarification substantielle sur l’analyse de la sélectivité des mesures fiscales (I), tout en posant une limite procédurale nette aux pouvoirs d’injonction de la Commission (II).

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**I. La clarification du critère de sélectivité applicable aux impositions progressives**

La Cour de justice, en censurant l’analyse du Tribunal, précise les conditions dans lesquelles un impôt à taux progressif peut être considéré comme une aide d’État sélective (A), renforçant ainsi le contrôle des avantages fiscaux déguisés (B).

**A. L’affirmation du caractère potentiellement sélectif d’un impôt à taux progressif**

La Cour de justice rappelle que la qualification d’aide d’État requiert la démonstration d’un avantage sélectif qui fausse ou menace de fausser la concurrence. Contrairement à l’interprétation restrictive du Tribunal, elle juge qu’un système fiscal progressif n’échappe pas par nature à la qualification de mesure sélective. L’élément déterminant réside dans la conception même de la mesure et ses effets concrets sur les opérateurs économiques. Si la progressivité des taux est calibrée de telle manière qu’elle favorise un groupe défini d’entreprises, en l’espèce celles dont le chiffre d’affaires se situe en deçà des seuils les plus élevés, l’avantage qui en résulte est susceptible d’être qualifié de sélectif.

La Cour souligne que la Commission n’a pas à démontrer une intention discriminatoire de la part du législateur national. Il lui suffit d’établir que le mécanisme fiscal, par sa structure même, engendre une différenciation de traitement entre des entreprises qui se trouvent pourtant dans une situation comparable au regard de l’objectif poursuivi par le régime fiscal. En l’espèce, la forte progressivité de l’impôt créait une distinction entre les entreprises à faible et à fort chiffre d’affaires, un critère qui n’apparaissait pas justifié par la nature et l’économie générale du système d’imposition en cause. La décision de la Cour réaffirme donc une approche matérielle de la sélectivité, fondée sur les effets de la mesure plutôt que sur sa forme.

**B. Le renforcement du contrôle des aides d’État déguisées en mesures fiscales générales**

En censurant le raisonnement du Tribunal, jugé trop exigeant quant à la charge de la preuve pesant sur la Commission, la Cour de justice consolide l’efficacité du contrôle des aides d’État. Elle admet qu’une mesure présentée comme étant d’application générale peut en réalité dissimuler un avantage ciblé. Cette approche permet de déjouer les stratégies des États membres qui chercheraient à contourner les règles du marché intérieur par le biais de législations fiscales complexes. La solution retenue a une portée significative pour l’appréciation future de régimes similaires qui, sous couvert d’une politique fiscale légitime, pourraient avoir pour effet de protéger les entreprises nationales ou de plus petite taille.

La Cour rééquilibre ainsi l’analyse en faveur d’une protection accrue de la concurrence non faussée au sein du marché intérieur. Elle envoie un signal clair indiquant que la souveraineté fiscale des États membres, bien que principe fondamental, ne saurait servir de prétexte à l’octroi d’avantages sélectifs contraires aux traités. Cette jurisprudence confirme que le contrôle exercé par la Commission doit porter sur la substance des régimes fiscaux et leur impact réel sur la concurrence, au-delà de leur apparence formelle.

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**II. La limitation du pouvoir d’injonction de la Commission à l’égard des aides existantes**

Si elle valide l’analyse de fond de la Commission sur la sélectivité, la Cour de justice en sanctionne l’action sur le plan procédural en rappelant la distinction essentielle entre aides nouvelles et aides existantes (A), ce qui a pour effet de préserver la sécurité juridique des opérateurs économiques (B).

**A. Le rappel de la distinction fondamentale entre aides nouvelles et aides existantes**

La Cour de justice annule les décisions de la Commission en ce qu’elles ordonnaient la suspension immédiate des régimes fiscaux litigieux. Elle fonde son raisonnement sur une distinction procédurale cardinale du droit des aides d’État. Le règlement de procédure applicable confère à la Commission le pouvoir d’émettre une injonction de suspension uniquement à l’encontre des « aides nouvelles », c’est-à-dire celles qui n’ont pas encore été mises à exécution par un État membre en violation de l’obligation de notification préalable. Or, dans le cas d’espèce, la Commission avait elle-même qualifié les régimes fiscaux en cause d’« aides existantes ».

Par conséquent, la Cour juge que la Commission a agi *ultra vires*, c’est-à-dire au-delà des pouvoirs qui lui sont expressément conférés par les textes. Le pouvoir d’ordonner la suspension d’une mesure est une prérogative exorbitante qui ne peut être exercée que dans le cadre strict prévu par le législateur de l’Union. Pour les aides existantes, la Commission doit suivre la procédure de coopération prévue, qui peut aboutir à une décision finale imposant la suppression ou la modification de l’aide pour l’avenir, mais qui ne l’autorise pas à en suspendre l’application de manière conservatoire durant son enquête.

**B. La préservation de la sécurité juridique et de l’équilibre institutionnel**

Cette limitation du pouvoir d’injonction de la Commission n’est pas une simple subtilité procédurale, mais une garantie fondamentale pour les États membres et les entreprises. Elle assure la sécurité juridique en empêchant que des régimes fiscaux, en vigueur depuis un certain temps et considérés comme légaux, puissent être unilatéralement suspendus par la Commission sur la base d’une simple présomption d’incompatibilité. Une telle suspension immédiate créerait une incertitude considérable pour les opérateurs économiques et pourrait perturber gravement l’ordonnancement juridique national.

En réaffirmant les limites des prérogatives de la Commission, la Cour de justice préserve l’équilibre institutionnel voulu par les traités. Elle confirme que si la Commission est la gardienne de la concurrence, ses pouvoirs ne sont pas illimités et doivent s’exercer dans le respect scrupuleux des règles de procédure. Cette décision contraint ainsi la Commission à la prudence et la cantonne à son rôle d’enquêteur pour les aides existantes, le pouvoir de suspendre une loi nationale en vigueur restant une mesure exceptionnelle, strictement encadrée et ne pouvant être décidée de manière préventive dans ce contexte.

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Hassan KOHEN
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