Cour de justice de l’Union européenne, le 4 mars 2021, n°C-473/19

Dans un arrêt rendu sur questions préjudicielles, la deuxième chambre de la Cour de justice de l’Union européenne précise l’étendue des obligations de protection des espèces sauvages découlant des directives « Oiseaux » et « Habitats ». En l’espèce, une déclaration d’abattage de type coupe définitive avait été déposée auprès de l’autorité forestière nationale compétente. Cette dernière a émis un avis non contraignant, estimant que si les mesures de précaution recommandées étaient suivies, l’exploitation ne contreviendrait pas à la législation nationale sur la protection des espèces, qui transpose le droit de l’Union. La zone forestière concernée abritait pourtant l’habitat d’espèces protégées par les deux directives, notamment des oiseaux et une espèce d’amphibien, la grenouille des champs.

Des associations de protection de l’environnement ont contesté cette approche devant les autorités administratives, puis, face à leur inaction, ont saisi une juridiction nationale. Cette juridiction a constaté l’existence d’une pratique nationale consistant à n’appliquer les interdictions de destruction ou de perturbation que si l’activité en cause, dont l’objet n’est pas directement de porter atteinte aux animaux, fait naître un risque d’incidence négative sur l’état de conservation des espèces concernées au niveau de leur population. Saisie du litige, elle a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles visant à déterminer la compatibilité de cette pratique avec les exigences des directives.

Il était ainsi demandé à la Cour si le régime de protection stricte des espèces, tel qu’édicté par les directives « Oiseaux » et « Habitats », subordonne l’application de ses interdictions à l’existence d’un risque avéré pour l’état de conservation des populations concernées, ou si ce régime impose une protection au niveau de chaque spécimen et de son habitat immédiat, indépendamment de l’état général de l’espèce.

La Cour de justice répond que les interdictions de mise à mort, de perturbation ou de détérioration des habitats s’appliquent sans qu’il soit nécessaire de démontrer un risque pour l’état de conservation de l’espèce. Elle affirme que la protection vise les spécimens et leurs habitats en tant que tels. Elle précise également que le régime général de protection de la directive « Oiseaux » couvre toutes les espèces d’oiseaux sauvages, et non une sélection d’entre elles.

Cette décision réaffirme avec force le caractère strict de la protection des espèces en droit de l’Union, en se fondant sur une lecture littérale et téléologique des textes (I). En conséquence, elle opère une distinction systémique rigoureuse entre le champ d’application des interdictions et le mécanisme dérogatoire, qui seul permet de prendre en compte l’état de conservation des populations (II).

I. La consécration d’une protection stricte centrée sur le spécimen

La Cour de justice adopte une approche extensive de la protection, d’abord en confirmant l’universalité du régime de la directive « Oiseaux » (A), puis en déconnectant l’application des interdictions de toute condition liée à l’état de conservation de l’espèce (B).

A. L’interprétation extensive du champ d’application des interdictions

Répondant à la première question, la Cour rappelle que le champ d’application de l’article 5 de la directive « Oiseaux » est défini par référence à l’article 1er de cette même directive. Ce dernier vise « la conservation de toutes les espèces d’oiseaux vivant naturellement à l’état sauvage sur le territoire européen des États membres ». Le régime général de protection instauré n’est donc pas limité aux seules espèces listées à l’annexe I, à celles menacées ou dont la population déclinerait. La Cour écarte ainsi une pratique nationale qui restreindrait la portée des interdictions à certaines catégories d’oiseaux jugées plus vulnérables.

Ce faisant, elle souligne que si l’article 4 de la directive instaure un régime de protection renforcée pour certaines espèces, notamment par la création de zones de protection spéciale, l’article 5 établit un socle de protection fondamental pour toutes les espèces. Cette interprétation est conforme à l’objectif d’un niveau de protection élevé et au principe d’action préventive qui gouvernent le droit de l’environnement de l’Union. L’arrêt confirme que la protection ne saurait être modulée en fonction d’un statut de menace préétabli, car le but de la directive est précisément d’éviter que des espèces, même communes, ne voient leur population régresser.

B. Le rejet de l’état de conservation comme condition d’application de la protection

Le cœur de l’arrêt réside dans l’interprétation de la notion d’actes « intentionnels » et des conditions d’application des interdictions de l’article 12 de la directive « Habitats ». La Cour juge que le caractère intentionnel est établi dès lors que l’auteur de l’acte « a accepté la possibilité » de la capture, de la mise à mort ou de la perturbation, même si l’activité poursuivie, comme l’exploitation forestière, a un autre objet.

Surtout, la Cour établit que l’application de ces interdictions n’est pas conditionnée par un impact négatif sur l’état de conservation de l’espèce. Elle se fonde sur le libellé de l’article 12, qui vise la protection des « spécimens » et des « œufs », indiquant une protection à l’échelle individuelle. La notion d’« état de conservation », définie à l’article 1er de la directive, se réfère quant à elle aux « populations ». Selon la Cour, « la mise en œuvre du régime de protection prescrit à l’article 12, paragraphe 1, sous a) à c), de la directive « habitats » n’est pas subordonnée à la condition qu’une activité donnée risque d’avoir une incidence négative sur l’état de conservation de l’espèce animale concernée ». De même, cette protection ne cesse pas une fois qu’un état de conservation favorable est atteint, car la directive vise aussi au « maintien » de cet état.

Cette interprétation littérale et téléologique du régime de protection a pour corollaire une clarification bienvenue de l’articulation entre l’interdiction de principe et le mécanisme dérogatoire.

II. La portée systémique de la décision : une distinction rigoureuse entre la règle et l’exception

En refusant de conditionner la protection à l’état de conservation, la Cour sanctuarise le mécanisme dérogatoire, seul apte à prendre en compte de telles considérations (A). Cette logique est ensuite étendue à la protection des sites de reproduction, qui bénéficient d’une protection encore plus absolue (B).

A. La sanctuarisation du mécanisme dérogatoire de l’article 16

La Cour souligne que l’examen de l’incidence d’une activité sur l’état de conservation d’une espèce est pertinent, mais uniquement dans le cadre de l’article 16 de la directive « Habitats », qui organise le régime des dérogations. C’est à ce stade, et non à celui de l’application de l’interdiction, que doivent être pesés les intérêts en présence, l’absence de solution alternative et l’impact sur la population de l’espèce.

Admettre la pratique nationale reviendrait, selon les juges, à contourner cette procédure et à « priver cet article, ainsi que les dispositions dérogatoires et les conditions restrictives qui en découlent, de leur effet utile ». Une telle approche viderait de sa substance le système de protection stricte et serait contraire aux principes de précaution et d’action préventive. La décision a donc pour portée de garantir que toute atteinte potentielle à une espèce protégée soit examinée à travers le filtre rigoureux d’une procédure de dérogation explicite, assurant une traçabilité et un contrôle juridictionnel effectif, plutôt que d’être diluée dans une appréciation préalable et discrétionnaire de l’autorité administrative.

B. L’extension de la logique de protection aux sites de reproduction

La Cour applique un raisonnement similaire, et même renforcé, à l’interdiction de « la détérioration ou [de] la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos » prévue à l’article 12, paragraphe 1, sous d), de la directive « Habitats ». Elle rappelle que, contrairement aux autres interdictions de l’article 12, celle-ci n’est pas limitée aux seuls actes intentionnels, ce qui démontre la volonté du législateur de l’Union de conférer une « protection accrue » à ces sites.

Par conséquent, elle juge que cette interdiction ne peut, a fortiori, être subordonnée à l’existence d’un risque pour l’état de conservation de l’espèce. Si la protection est indépendante de l’intention et du nombre de spécimens affectés, elle doit l’être également de l’impact sur la population. La Cour rejette donc une pratique nationale qui n’interdirait la destruction d’un site de reproduction qu’« à partir du moment où l’état de conservation de l’espèce concernée risque de se dégrader ». La protection est attachée au site lui-même, en raison de sa fonction écologique essentielle pour la survie de l’espèce, et doit être assurée de manière préventive et absolue.

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Hassan KOHEN
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