Par un arrêt en date du 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur pourvoi, a été amenée à se prononcer sur les conditions d’indemnisation d’un préjudice prétendument subi par un fonctionnaire en raison d’une longue période d’inactivité forcée.
En l’espèce, une ancienne fonctionnaire d’une institution de l’Union européenne a été placée en congé de maladie de longue durée. À l’issue de ce congé, bien que déclarée apte à reprendre ses fonctions, elle a été maintenue sans affectation pendant plus de quatre ans avant d’être finalement mise à la retraite d’office. Estimant cette période d’inactivité anormale et constitutive d’une faute de service, l’ancienne fonctionnaire a introduit un recours devant le Tribunal de l’Union européenne. Elle demandait réparation du préjudice moral qu’elle estimait avoir subi du fait de cette situation, qu’elle qualifiait de « placardisation ».
Par un arrêt du 7 juillet 2021, le Tribunal de l’Union européenne a rejeté le recours dans son intégralité. Les juges de première instance ont considéré que l’institution avait entrepris des efforts suffisants pour trouver une nouvelle affectation à l’intéressée. Ils ont également estimé que l’absence de réaffectation rapide était principalement due aux propres exigences de la fonctionnaire concernant son nouveau poste. L’ancienne fonctionnaire a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal. Elle soutenait que le Tribunal avait commis une erreur de droit en ne reconnaissant pas l’existence d’un comportement fautif de l’administration, source de son préjudice moral.
La question de droit soulevée par cet arrêt était donc de savoir si une administration de l’Union commet une faute de service de nature à engager sa responsabilité lorsqu’elle maintient un fonctionnaire apte au service sans affectation pendant une période prolongée, malgré les recherches entreprises pour sa réaffectation.
La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’analyse du Tribunal. Elle juge que l’institution n’a pas commis de faute en l’absence de preuve d’une intention délibérée de la part de l’administration de laisser la situation perdurer. La Cour estime que les démarches entreprises par l’administration pour reclasser la requérante étaient réelles et suffisantes, et que l’échec de ces démarches ne pouvait, à lui seul, caractériser une illégalité manifeste et grave.
La solution retenue par la Cour de justice s’articule autour d’une conception stricte de la faute de service (I), laquelle conduit à une appréciation limitée du préjudice moral invoqué par l’agent (II).
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I. Une conception stricte de la faute de service de l’administration
L’arrêt s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle exigeante quant à la caractérisation de la responsabilité administrative. La Cour de justice valide le raisonnement du Tribunal en retenant une définition restrictive de l’illégalité (A) et en procédant à une analyse détaillée des diligences accomplies par l’administration (B).
A. Le rejet d’une illégalité fondée sur la seule durée de l’inactivité
La Cour rappelle, en substance, que l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union est subordonné à la réunion de trois conditions cumulatives : « l’illégalité du comportement reproché aux institutions, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre ce comportement et le préjudice invoqué ». Or, pour que la première condition, celle de l’illégalité, soit remplie dans le cas d’un acte réglementaire, la jurisprudence exige « une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ».
En l’espèce, l’argumentation de la requérante reposait sur l’idée que le maintien sans affectation pendant plus de quatre ans constituait en soi une violation de l’obligation de sollicitude de l’administration et du droit de tout fonctionnaire à une affectation correspondant à son grade. Toutefois, la Cour se refuse à déduire automatiquement une faute de la seule durée de la situation. Elle confirme qu’une longue période d’inactivité n’est pas nécessairement synonyme de « placardisation » fautive si l’administration démontre avoir accompli des diligences en vue de reclasser l’agent. Cette approche pragmatique empêche qu’une simple obligation de résultat ne pèse sur l’administration en matière de réaffectation.
B. L’appréciation concrète des diligences de l’administration
Le cœur du raisonnement des juges européens réside dans l’examen factuel des efforts de reclassement. Le Tribunal, dont l’appréciation des faits est souveraine et n’est pas remise en cause par la Cour de justice en l’absence de dénaturation, avait constaté que l’administration avait activement cherché un poste pour la requérante. Plusieurs propositions lui avaient été soumises, mais elles avaient été refusées par l’intéressée au motif qu’elles ne correspondaient pas à ses attentes ou à son profil.
La Cour confirme que le comportement de l’agent lui-même est un élément pertinent pour apprécier l’existence d’une faute de l’administration. En ayant « contribué de manière significative à la durée de la période litigieuse », la requérante a, en partie, neutralisé les efforts de son employeur. L’administration ne saurait être tenue pour responsable d’une situation à laquelle l’agent a lui-même concouru par son manque de flexibilité. La faute de service est ainsi écartée, non pas parce que l’administration a réussi à reclasser l’agent, mais parce qu’elle a sérieusement tenté de le faire.
Cette interprétation rigoureuse de la faute administrative conditionne logiquement la reconnaissance du préjudice qui pourrait en découler.
II. Une appréciation conséquente du préjudice moral de l’agent
L’absence de faute de service étant établie, la Cour de justice ne pouvait que confirmer le rejet de la demande d’indemnisation. Cette solution illustre la difficile reconnaissance du préjudice moral en l’absence d’une illégalité caractérisée (A) et interroge sur la portée de l’obligation de protection due au fonctionnaire (B).
A. Le lien indissociable entre faute et préjudice indemnisable
Le mécanisme de la responsabilité non contractuelle impose un lien de causalité direct entre le fait générateur et le dommage. En l’absence de la première condition, l’illégalité du comportement, la question de l’existence d’un préjudice et du lien de causalité devient inopérante. C’est ce que la Cour applique sans détour. Le préjudice moral invoqué par l’ancienne fonctionnaire, bien que potentiellement réel sur le plan personnel, ne peut recevoir de qualification juridique et ouvrir droit à réparation dès lors qu’il ne résulte pas d’un agissement fautif de l’Union.
La Cour souligne que le Tribunal a « examiné de manière circonstanciée les différents éléments de preuve produits » et a conclu à l’absence de « comportement vexatoire ou d’une intention de nuire ». Le sentiment de dévalorisation et de mise à l’écart, qui constitue l’essence même du préjudice moral dans une situation de « placardisation », n’est pas indemnisable s’il découle d’une situation qui n’est pas imputable à une faute de l’employeur. La charge de la preuve d’une telle intention malveillante ou d’une négligence grave pèse entièrement sur l’agent.
B. La portée limitée de l’obligation de sollicitude
Cette décision conduit à s’interroger sur les contours de l’obligation de sollicitude de l’administration envers ses agents. Si cette obligation impose à l’administration de prendre en considération l’ensemble des intérêts de l’agent, elle ne la contraint pas à accéder à toutes ses demandes ni à lui garantir un résultat en toutes circonstances. L’arrêt commenté confirme que l’obligation de sollicitude est une obligation de moyens, non de résultat.
La valeur de cette solution réside dans l’équilibre qu’elle établit entre les droits du fonctionnaire et les contraintes de gestion de l’administration. Reconnaître une responsabilité sans faute ou pour une faute légère dans ce domaine paralyserait l’action administrative et ouvrirait la voie à des recours indemnitaires pour toute période d’inactivité, même si l’agent a contribué à sa prolongation. La portée de l’arrêt est donc de confirmer une jurisprudence constante qui vise à ne sanctionner que les manquements les plus graves de l’administration, tout en rappelant implicitement aux fonctionnaires qu’ils sont également des acteurs de leur propre carrière et ne sauraient rester passifs ou excessivement exigeants face aux propositions qui leur sont faites.