Cour de justice de l’Union européenne, le 4 octobre 2024, n°C-134/23

Par un arrêt en date du 4 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par une juridiction administrative suprême d’un État membre, a apporté une clarification significative sur l’interprétation du concept de « pays tiers sûr » au sens de la directive 2013/32/UE. Des associations de soutien aux réfugiés avaient formé un recours en annulation contre des actes réglementaires nationaux désignant un pays tiers comme sûr pour certaines catégories de demandeurs de protection internationale. Ces associations soutenaient que cette désignation était illégale, dès lors que le pays tiers concerné avait, depuis une longue période, cessé de procéder à la réadmission des demandeurs depuis le territoire de l’État membre, malgré l’existence d’un accord international l’y contraignant. La juridiction nationale, constatant la suspension prolongée et factuelle des réadmissions, a interrogé la Cour sur la légalité d’une telle désignation générale dans ces circonstances. La question de droit posée était donc de savoir si la possibilité effective de réadmission d’un demandeur dans un pays tiers constitue une condition de validité de l’acte réglementaire par lequel un État membre désigne ce pays comme étant généralement sûr. À cette question, la Cour de justice répond par la négative, estimant que la désignation générale demeure valide, car la directive dissocie les conditions de cette désignation des conséquences d’un refus de réadmission au stade individuel. La solution retenue par la Cour repose sur une distinction fondamentale entre l’acte de désignation générale et son application individuelle (I), une approche dont la portée pragmatique soulève néanmoins des interrogations quant à son ambiguïté (II).

I. LA DISTINCTION FONDAMENTALE ENTRE L’ACTE DE DÉSIGNATION GÉNÉRALE ET SON APPLICATION INDIVIDUELLE

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une lecture stricte de l’article 38 de la directive, validant la possibilité pour un État membre de maintenir une désignation générale malgré l’absence de réadmissions effectives (A), tout en rappelant que la protection du demandeur est assurée par un mécanisme de sauvegarde au stade de l’examen individuel (B).

A. La validation de la désignation d’un pays tiers sûr malgré la suspension des réadmissions

La Cour affirme que l’article 38 de la directive « ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre désignant un pays tiers comme étant généralement sûr à l’égard de certaines catégories de demandeurs de protection internationale alors que, en dépit de l’obligation juridique à laquelle il est soumis, ce pays tiers a suspendu, de manière générale et sans perspective prévisible d’évolution en sens contraire, l’admission ou la réadmission de ces demandeurs sur son territoire ». Pour parvenir à cette conclusion, le juge de l’Union s’appuie sur la lettre même de la directive. Il constate que l’article 38, paragraphe 2, sous b), autorise explicitement les États membres à procéder à la « désignation par l’État membre des pays considérés comme étant généralement sûrs », par le biais d’un acte réglementaire. Les conditions de fond pour une telle qualification, énoncées au paragraphe 1 du même article, concernent exclusivement les garanties de protection offertes dans le pays tiers, telles que le respect du principe de non-refoulement et la possibilité de solliciter le statut de réfugié. Or, la condition d’une admission ou d’une réadmission effective n’y figure pas.

La Cour renforce son interprétation en opérant une comparaison avec l’article 35 de la même directive, relatif au concept de « premier pays d’asile ». Cet article conditionne explicitement son application au fait que le demandeur « soit réadmis dans ce pays ». L’absence d’une telle mention à l’article 38 démontre, selon la Cour, que le législateur de l’Union n’a pas entendu faire de la réadmission effective une condition de validité de la désignation d’un pays tiers comme sûr. La désignation réglementaire est donc conçue comme un acte juridique autonome, dont la validité dépend uniquement de l’évaluation générale de la sécurité du pays tiers au regard des principes fondamentaux du droit d’asile, et non de la coopération factuelle de ce pays au cas par cas.

B. Le rôle de sauvegarde de l’examen individuel en cas de non-réadmission

Si la Cour valide la désignation générale, elle souligne immédiatement que cette validité n’est pas dépourvue de garde-fous pour le demandeur. La protection est en réalité déplacée vers une phase ultérieure de la procédure. La Cour met en exergue le mécanisme prévu à l’article 38, paragraphe 4, de la directive, selon lequel, « [l]orsque le pays tiers ne permet pas au demandeur d’entrer sur son territoire, les États membres veillent à ce que cette personne puisse engager une procédure conformément aux principes de base et aux garanties fondamentales énoncés au chapitre II ». Ce faisant, le refus de réadmission par le pays tiers ne laisse pas le demandeur dans un vide juridique mais emporte une conséquence procédurale précise. L’État membre qui se heurte à un tel refus ne peut plus maintenir sa décision d’irrecevabilité fondée sur le concept de pays tiers sûr.

Il est alors tenu de faire ce que la désignation visait précisément à éviter : procéder à un examen au fond de la demande de protection internationale. Cette obligation garantit que le droit du demandeur à l’asile, consacré à l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux, ne soit pas vidé de sa substance. La désignation d’un pays tiers sûr apparaît ainsi comme un outil de gestion procédurale, une présomption réfragable de sécurité et de responsabilité d’un autre État. Lorsque cette présomption est contredite dans les faits par un refus de réadmission, l’État membre responsable de l’examen de la demande en vertu du droit de l’Union est contraint de reprendre la main et d’assurer un examen complet, conformément à ses obligations.

II. LA PORTÉE PRAGMATIQUE MAIS AMBIGUË DE LA DÉCISION

La solution retenue par la Cour de justice se veut pragmatique, en ce qu’elle préserve un instrument réglementaire de politique migratoire face aux aléas des relations internationales (A). Cependant, elle risque de consacrer une forme de fiction juridique dont les conséquences pour les demandeurs et pour la cohérence du système d’asile ne sont pas neutres (B).

A. La préservation de l’instrument réglementaire au détriment de la célérité procédurale

En dissociant la validité de l’acte réglementaire de la coopération effective du pays tiers, la Cour offre une solution qui préserve la stabilité des cadres juridiques nationaux. Les États membres ne sont pas contraints de modifier leurs listes de pays tiers sûrs au gré des changements de politique ou des blocages factuels imposés par leurs partenaires extérieurs. Cette approche évite une instabilité juridique permanente et reconnaît implicitement la difficulté pour un État membre de garantir le comportement d’un État souverain non-membre de l’Union. La décision permet de maintenir l’existence légale d’un mécanisme de coopération, même lorsque celui-ci est temporairement ou durablement inopérant dans les faits.

Toutefois, ce pragmatisme se fait au prix de l’un des objectifs affichés de la directive, à savoir la célérité des procédures. Le considérant 18 souligne qu’une décision rapide est dans l’intérêt des États membres comme des demandeurs. Or, le schéma qui découle de l’arrêt instaure une procédure à plusieurs temps : un premier examen aboutissant à une décision d’irrecevabilité, une tentative d’éloignement qui échoue, puis un retour à la case départ pour un examen au fond. Ce parcours prolonge l’incertitude pour le demandeur et alourdit la charge administrative pour l’État membre. La solution, bien que juridiquement fondée, crée une situation où des demandeurs peuvent demeurer dans une précarité juridique prolongée, en attente d’un examen au fond qui aurait pu être mené dès le départ.

B. Le risque d’une fiction juridique aux effets systémiques

La portée de cet arrêt réside également dans le risque qu’il fait peser sur la notion même de « pays tiers sûr ». La qualification d’un pays comme tel repose sur l’idée qu’il serait « raisonnable que le demandeur se rende dans ce pays », comme le stipule l’article 38, paragraphe 2, sous a), de la directive. Si la possibilité matérielle pour le demandeur de s’y rendre est inexistante en raison d’un refus systématique de réadmission, le caractère « raisonnable » de cette option devient hautement théorique. La décision de la Cour valide ainsi une situation où un pays peut être juridiquement désigné comme sûr et approprié, alors même qu’il est, en pratique, inaccessible. Cette dissociation entre la qualification juridique et la réalité factuelle peut être perçue comme une fiction juridique.

À plus grande échelle, une telle interprétation pourrait affaiblir la crédibilité et l’efficacité du concept de pays tiers sûr. Si les États membres peuvent maintenir de telles désignations même face à une absence de coopération avérée et durable, l’incitation pour les pays tiers à respecter leurs engagements de réadmission pourrait s’en trouver diminuée. Le mécanisme, conçu comme un outil de partage des responsabilités, risquerait de devenir un simple instrument de gestion interne des flux, créant des situations de blocage pour un grand nombre de demandeurs sur le territoire de l’Union sans pour autant aboutir à une solution durable. La décision, en privilégiant la lettre du texte, pourrait ainsi contribuer à une complexification des parcours d’asile et à une saturation des systèmes nationaux.

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Hassan KOHEN
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