La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 4 octobre 2024, un arrêt déterminant relatif aux conditions de désignation d’un pays tiers sûr. Le litige trouve son origine dans un recours en annulation formé devant le Conseil d’État de Grèce le 3 février 2023. Deux associations contestent la légalité d’arrêtés ministériels désignant la République de Turquie comme un pays tiers sûr pour des ressortissants de cinq États spécifiques. Les requérantes soutiennent que ce pays tiers refuse systématiquement les réadmissions depuis le mois de mars 2020, rendant cette qualification illégale en droit interne. La juridiction de renvoi s’interroge sur la compatibilité d’une telle désignation réglementaire avec la directive 2013/32 lorsque la réadmission effective est suspendue durablement. Le problème juridique porte sur le point de savoir si la possibilité réelle d’admission constitue une condition de validité de l’acte désignant un pays tiers sûr. La Cour de justice juge que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle réglementation malgré la suspension généralisée des réadmissions par le pays tiers.
I. La validité de la désignation réglementaire du pays tiers sûr nonobstant l’absence de réadmission
A. Une qualification générale indépendante de la possibilité effective d’entrée sur le territoire
L’article 38 de la directive 2013/32 autorise les États membres à désigner, par un acte de portée générale, des pays tiers comme étant généralement sûrs. La Cour précise que les méthodes d’application de ce concept prévoient la « désignation par l’État membre des pays considérés comme étant généralement sûrs ». La validité de cette désignation législative ou réglementaire ne dépend pas de la certitude que chaque demandeur sera effectivement admis sur le territoire visé. Le droit de l’Union n’impose pas aux autorités nationales de vérifier l’admission effective au stade de l’adoption de la liste des pays tiers sûrs. Une interprétation contraire limiterait excessivement la faculté des États membres d’établir des cadres juridiques stables pour le traitement des demandes de protection internationale. La qualification de pays tiers sûr repose sur l’examen des garanties offertes par le pays tiers et non sur ses pratiques administratives de réadmission.
B. Une distinction nécessaire avec le régime juridique du premier pays d’asile
Le raisonnement de la Cour s’appuie sur une comparaison rigoureuse entre les différents motifs d’irrecevabilité prévus par la directive relative aux procédures d’asile. L’article 35 de cette directive définit le concept de premier pays d’asile en imposant une exigence stricte de réadmission du demandeur de protection. Cette disposition prévoit explicitement que la protection doit être accordée « à condition qu’il soit réadmis dans ce pays » pour justifier l’irrecevabilité de la demande. L’absence d’une telle précision textuelle à l’article 38 de la même directive démontre la volonté du législateur européen de dissocier ces deux régimes. La condition de réadmission effective ne constitue donc pas un élément constitutif de la notion de pays tiers sûr au sens du droit européen. Cette distinction garantit la cohérence du système européen commun d’asile en permettant une application différenciée des concepts selon les garanties offertes par les pays tiers.
II. La préservation des garanties fondamentales face à l’impossibilité de réadmission
A. L’obligation subsidiaire d’examen au fond de la demande de protection internationale
La reconnaissance du statut de pays tiers sûr par une norme générale n’autorise pas l’État membre à priver le demandeur d’un examen de sa requête. L’article 38, paragraphe 4, prévoit une garantie procédurale essentielle lorsque le pays tiers refuse l’entrée du demandeur sur son territoire national. « Lorsque le pays tiers ne permet pas au demandeur d’entrer sur son territoire, les États membres veillent à ce que cette personne puisse engager une procédure ». Cette obligation impose aux autorités nationales de traiter la demande au fond dès qu’il apparaît que le refoulement vers le pays tiers est impossible. L’État membre ne peut alors plus se fonder sur le motif d’irrecevabilité tiré de l’existence d’un pays tiers sûr pour rejeter la demande. Le passage à un examen complet au fond assure que l’absence de coopération du pays tiers ne porte pas préjudice au demandeur de protection.
B. La sauvegarde de l’effet utile du droit d’asile et des délais de procédure
La solution retenue par la Cour de justice respecte l’objectif de célérité des procédures tout en protégeant les droits fondamentaux consacrés par la Charte. L’examen de la demande de protection internationale doit être mené à terme dans les meilleurs délais conformément aux exigences de la directive européenne. Les autorités nationales ne peuvent différer l’examen au fond si la réadmission vers le pays tiers désigné comme sûr s’avère manifestement impossible dans les faits. Cette interprétation concrétise le droit d’asile prévu à l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pour tout demandeur évincé. Le maintien de la liste des pays tiers sûrs reste valide, mais son application concrète est neutralisée par l’obligation d’examen individuel et approfondi. La protection effective des réfugiés demeure la priorité absolue du système juridique européen même lorsque les accords internationaux de réadmission rencontrent des difficultés d’exécution.