Cour de justice de l’Union européenne, le 4 octobre 2024, n°C-4/23

Par un arrêt en date du 4 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en grande chambre, a précisé les obligations des États membres en matière de reconnaissance des changements d’état civil acquis par leurs ressortissants dans un autre État membre. La décision portait spécifiquement sur la question de la reconnaissance d’un changement de prénom et d’identité de genre.

Un ressortissant roumain, né en Roumanie et enregistré à la naissance comme étant de sexe féminin, a déménagé au Royaume-Uni où il a également acquis la nationalité britannique. En 2017, il a légalement changé son prénom pour un prénom masculin par une procédure de droit britannique. Par la suite, le 29 juin 2020, durant la période de transition suivant le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, il a obtenu un certificat d’identité de genre attestant de son identité masculine. Sur la base de ces documents, il a demandé aux autorités roumaines de modifier son acte de naissance afin de refléter son prénom et son genre masculins.

Cette demande a été rejetée par les autorités roumaines au motif que le droit national exige une décision de justice interne définitive pour inscrire un changement de sexe à l’état civil. L’intéressé a alors saisi une juridiction roumaine, faisant valoir que l’obligation d’engager une nouvelle procédure judiciaire en Roumanie constituait une entrave à son droit de circuler et de séjourner librement au sein de l’Union. La juridiction de renvoi, incertaine de l’interprétation du droit de l’Union, a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de la réglementation roumaine avec les articles 20 et 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La question posée à la Cour était de savoir si les articles 20 et 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lus à la lumière des droits fondamentaux, s’opposent à la réglementation d’un État membre qui impose à l’un de ses ressortissants d’engager une nouvelle procédure juridictionnelle pour faire reconnaître un changement de prénom et d’identité de genre déjà légalement acquis dans un autre État membre.

La Cour y répond par l’affirmative, estimant qu’une telle réglementation constitue une restriction injustifiée à la libre circulation des citoyens de l’Union. La solution de la Cour renforce ainsi l’obligation de reconnaissance mutuelle en matière d’état des personnes, conséquence directe de la citoyenneté européenne (I), tout en consacrant la protection de l’identité personnelle comme un élément fondamental de cet état des personnes (II).

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I. L’affirmation du principe de reconnaissance mutuelle en matière d’état des personnes comme corollaire de la libre circulation

La Cour de justice établit clairement que le refus de reconnaître un changement d’état civil légalement obtenu dans un autre État membre constitue une entrave à la libre circulation (A), et que cette entrave ne peut être justifiée par la compétence nationale en la matière lorsque la procédure imposée est disproportionnée (B).

A. La constatation d’une entrave à la libre circulation des citoyens

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’exercice de la compétence des États membres en matière d’état des personnes doit respecter le droit de l’Union, notamment les dispositions relatives à la liberté de circulation. Le refus par un État membre de reconnaître le changement de prénom et d’identité de genre d’un de ses ressortissants, légalement acquis dans un autre État membre, est de nature à créer des difficultés pratiques importantes. La Cour souligne en effet que « des confusions et des inconvénients sont susceptibles de naître d’une divergence entre les deux noms appliqués à une même personne ». Cette divergence oblige l’individu à prouver son identité et la cohérence de ses documents lors de nombreuses démarches de la vie quotidienne.

La Cour étend ce raisonnement, traditionnellement appliqué au nom de famille, à l’identité de genre. Elle considère que, tout comme le nom, « le genre définit l’identité et le statut personnel d’une personne ». Par conséquent, le refus de reconnaissance expose le citoyen de l’Union à des « sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé ». L’obligation pour l’intéressé de se présenter devant les autorités de différents États membres avec des documents d’identité contradictoires est une restriction manifeste à son droit de circuler et de séjourner librement, garanti par l’article 21 du TFUE.

B. Le rejet d’une justification fondée sur la compétence nationale en matière d’état civil

Le gouvernement roumain ne présentait pas de justification particulière à sa réglementation, mais la Cour examine d’office le caractère proportionné de la mesure. Si les États membres restent compétents pour définir les règles relatives à l’état civil, cette compétence ne saurait justifier une restriction à la libre circulation que si elle est fondée sur des considérations objectives et proportionnée à l’objectif légitime poursuivi. Or, la réglementation nationale en cause n’organise pas une simple procédure de transcription ou de reconnaissance formelle. Elle contraint le citoyen à engager une procédure juridictionnelle entièrement nouvelle, visant à obtenir une décision constitutive de changement de genre.

La Cour juge cette exigence disproportionnée. Elle note que cette procédure nationale « fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre ». En obligeant à une réévaluation complète du fond, la législation nationale expose l’individu au risque d’une décision contradictoire, ce qui accentue l’insécurité juridique. La Cour prend également en considération le fait que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà jugé cette même procédure roumaine comme manquant de clarté et de prévisibilité. Une procédure jugée défaillante pour une demande initiale ne peut, a fortiori, constituer un moyen justifié et proportionné pour la reconnaissance d’un statut déjà établi.

II. La consécration d’un droit à la continuité de l’identité personnelle dans l’espace juridique de l’Union

Au-delà de la seule logique de libre circulation, l’arrêt consolide la protection de l’identité personnelle en droit de l’Union (A), affirmant ainsi une obligation de reconnaissance qui tend vers une quasi-automaticité pour les situations acquises au sein de l’espace juridique européen (B).

A. Le renforcement de la protection de l’identité de genre au travers du droit de l’Union

La Cour de justice ne se limite pas à une analyse fonctionnelle des entraves à la libre circulation ; elle ancre sa décision dans le respect des droits fondamentaux garantis par la Charte. En interprétant l’article 21 du TFUE à la lumière de l’article 7 de la Charte, relatif au respect de la vie privée et familiale, elle confère une dimension substantielle à la protection de l’identité personnelle. La Cour s’appuie explicitement sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère que « l’article 8 de la CEDH protège l’identité sexuelle d’une personne en tant qu’élément constitutif et un des aspects les plus intimes de sa vie privée ».

En faisant ce lien, la Cour de justice importe dans l’ordre juridique de l’Union l’exigence d’une procédure efficace et accessible pour la reconnaissance juridique de l’identité de genre. Le droit de l’Union devient ainsi un vecteur de protection de l’identité des personnes transgenres. Le refus d’un État membre de reconnaître un changement légalement acquis dans un autre État membre n’est plus seulement un problème administratif, mais une atteinte au droit fondamental de la personne à voir son identité respectée et protégée dans l’ensemble de l’Union.

B. La portée de la décision : vers une obligation de reconnaissance quasi-automatique

La portée de cet arrêt est considérable. En jugeant qu’un État membre ne peut imposer une nouvelle procédure juridictionnelle qui fait abstraction des décisions d’un autre État membre, la Cour impose une obligation de reconnaissance renforcée. Le rôle de l’État membre d’origine semble désormais limité à un contrôle de la régularité de la procédure suivie dans l’État membre d’accueil, sans pouvoir réexaminer le bien-fondé du changement d’identité. La solution s’approche d’une reconnaissance quasi-automatique des statuts personnels légalement acquis dans l’Union.

Cette solution s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence visant à garantir la continuité de la vie d’une personne au sein de l’espace juridique européen, afin que la citoyenneté de l’Union ne soit pas un vain mot. L’arrêt précise également que le retrait du Royaume-Uni de l’Union est sans incidence, dès lors que les droits ont été acquis pendant que cet État était encore membre ou durant la période de transition. Cette précision confirme que les droits dérivés de la libre circulation, une fois cristallisés, persistent et doivent produire leurs effets dans l’ensemble de l’Union, y compris à l’égard de l’État membre d’origine.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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