La Cour de justice de l’Union européenne, par une décision du 4 octobre 2024, examine la conformité d’une législation fiscale nationale limitant la déductibilité des intérêts. Un contribuable a acquis la majorité des parts d’une entité tierce grâce à un emprunt contracté auprès d’une société sœur établie dans un autre État membre. L’administration fiscale a refusé la déduction des intérêts au motif que l’opération constituait un montage artificiel visant à éroder indûment la base d’imposition nationale.
Après un recours devant le tribunal de Gueldre, la Cour d’appel d’Arnhem-Leeuwarden a confirmé ce refus par un arrêt rendu le 20 octobre 2020. La Cour suprême des Pays-Bas, saisie du litige le 2 septembre 2022, a alors interrogé le juge européen sur l’interprétation de la liberté d’établissement. Le problème juridique porte sur la possibilité de refuser intégralement la déduction d’intérêts d’un prêt conclu au prix du marché mais dépourvu de justification économique.
La Cour juge que la liberté d’établissement ne s’oppose pas à un tel refus de déduction lorsque la dette participe d’un montage purement artificiel. Cette solution s’applique même si les conditions de l’emprunt respectent le principe de pleine concurrence entre des entreprises indépendantes. Le raisonnement suivi par le juge européen permet d’analyser d’abord l’existence d’une restriction justifiée, avant d’apprécier la proportionnalité des mesures de lutte contre l’évasion fiscale.
I. La validité du refus de déduction au regard de la liberté d’établissement
A. L’identification d’une entrave à la liberté d’établissement
La législation nationale instaure une différence de traitement susceptible de dissuader les sociétés mères d’exercer leur activité par l’intermédiaire de filiales établies sur le territoire national. Le juge rappelle qu’une « différence de traitement résultant de la législation d’un État membre au détriment des sociétés qui exercent leur liberté d’établissement n’est admissible » que sous conditions strictes. Les situations doivent être objectivement comparables ou justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général garantissant la réalisation d’un objectif de façon cohérente.
Le juge souligne qu’un contribuable ne se trouve pas dans une situation différente selon le lieu d’établissement de l’entité liée bénéficiaire des intérêts versés. Une réglementation qui défavorise principalement les groupes transfrontaliers constitue une discrimination indirecte fondée sur le siège des sociétés, malgré des critères de différenciation apparemment objectifs. Cette entrave nécessite alors une justification pertinente reposant sur la nécessité de protéger l’assiette fiscale nationale contre des pratiques d’évasion.
B. La justification par la lutte contre les montages artificiels
Le droit de l’Union européenne permet aux États membres de limiter les libertés fondamentales pour faire obstacle aux comportements abusifs et aux montages purement fictifs. La Cour précise que « l’objet spécifique d’une telle restriction doit être de faire obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels ». Ces opérations, dépourvues de réalité économique, visent uniquement à éluder l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par les activités réalisées sur le territoire national.
La redirection de fonds propres et leur conversion en capitaux d’emprunt au sein d’un groupe peuvent ainsi justifier des mesures de prévention contre l’érosion fiscale. Le juge valide l’objectif de neutraliser les effets de montages dont le but essentiel est de soustraire des bénéfices à l’imposition nationale. Cette approche confirme la primauté de la lutte contre la planification fiscale agressive sur le libre exercice des libertés économiques lorsque l’artificialité est démontrée.
II. L’appréciation rigoureuse de l’artificialité et de la proportionnalité
A. L’insuffisance du critère du prix de pleine concurrence
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’impact d’un taux d’intérêt conforme au marché sur la qualification du montage comme étant purement artificiel ou non. La Cour écarte une interprétation littérale de sa jurisprudence antérieure en affirmant que le respect des conditions de pleine concurrence ne suffit pas à exclure l’artificialité. Elle indique que « l’examen du respect des conditions de pleine concurrence porte non seulement sur les stipulations du contrat […] mais également sur la logique économique de l’emprunt ».
La validité d’une transaction repose sur la vérification de sa réalité économique et sur la certitude qu’elle aurait été conclue en l’absence de relations spéciales. Le juge européen exige une analyse globale de l’opération juridique pour s’assurer que le contribuable ne se prévaut pas abusivement des normes du droit de l’Union. Le seul respect formel d’un taux d’intérêt de marché ne saurait donc couvrir un emprunt dont la souscription même est dénuée de tout fondement commercial.
B. La proportionnalité du refus intégral de déduction
Le principe de proportionnalité impose que les mesures nationales ne dépassent pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de lutte contre la fraude fiscale. Le juge distingue les situations où seul le taux d’intérêt est excessif de celles où le prêt lui-même est dépourvu de toute justification économique réelle. Il affirme que « lorsque le prêt en cause est, en lui-même, dénué de justification économique […] il est conforme au principe de proportionnalité de refuser la déduction de l’intégralité desdits intérêts ».
Un refus partiel limiterait l’efficacité de la lutte contre les abus en permettant au contribuable de conserver une partie de l’avantage fiscal indûment recherché. La solution adoptée garantit ainsi la cohérence du régime fiscal en ignorant totalement les effets d’un montage reconnu comme purement fictif par les autorités. Le juge européen renforce ainsi le pouvoir souverain des États membres pour sanctionner les stratégies de contournement fiscal qui vident de leur substance les obligations contributives nationales.