L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne aborde la question fondamentale de l’articulation entre le principe de primauté du droit de l’Union et les dispositions nationales d’un État membre visant à protéger la composition de ses organes judiciaires de tout contrôle interne. L’affaire trouve son origine dans un litige commercial ancien, tranché définitivement par un arrêt d’une cour d’appel en 2006. Près de quatorze ans plus tard, le procureur général de l’État concerné a exercé un recours extraordinaire à l’encontre de cette décision, au motif qu’elle aurait violé une règle de procédure au détriment d’une des parties. Ce recours a été accueilli en 2021 par une chambre nouvellement créée au sein de la Cour suprême de cet État, la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, qui a annulé l’arrêt de 2006 et renvoyé l’affaire pour un nouvel examen devant la même cour d’appel.
Saisie à nouveau, cette juridiction de renvoi a été confrontée à une demande de l’une des parties tendant à faire constater que l’arrêt de 2021 annulant la décision de 2006 devait être considéré comme non avenu. Le fondement de cette demande reposait sur le fait que la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques ne constituerait pas un « tribunal établi par la loi », au sens du droit de l’Union, en raison de graves irrégularités ayant entaché la procédure de nomination de ses juges. La juridiction de renvoi a relevé que cette analyse était confortée par une jurisprudence antérieure de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme. Cependant, elle a également constaté que des dispositions de son droit interne, y compris des décisions de sa propre Cour constitutionnelle, lui interdisaient expressément, sous peine de sanctions disciplinaires, d’apprécier la légalité de la nomination d’un juge ou la régularité de la composition d’une autre juridiction.
Face à ce conflit de normes, la cour d’appel a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait pour l’essentiel de déterminer si le droit de l’Union, et plus particulièrement le principe de protection juridictionnelle effective, imposait à un juge national d’ignorer les règles de son propre système juridique qui l’empêchent de vérifier si une autre instance judiciaire, dont la décision le lie, respecte les exigences d’indépendance et d’impartialité. La question se prolongeait sur les conséquences à tirer d’un tel contrôle : si l’irrégularité était avérée, la décision rendue par l’organe en question devait-elle être simplement écartée ou considérée comme juridiquement inexistante ? La Cour de justice répond que le juge national a non seulement le pouvoir, mais également l’obligation de procéder à ce contrôle en écartant toute disposition nationale contraire, et de tenir pour non avenue la décision issue d’un organe ne satisfaisant pas aux garanties d’un tribunal au sens du droit de l’Union.
L’arrêt renforce de manière significative le rôle du juge national en tant que garant de l’ordre juridique de l’Union (I), tout en consacrant une sanction d’une portée considérable, celle de l’inexistence de l’acte juridictionnel, pour assurer la primauté du droit de l’Union (II).
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I. La consolidation du rôle du juge national comme gardien de l’indépendance judiciaire
La décision de la Cour de justice réaffirme avec force l’obligation pour le juge national d’assurer l’effectivité des garanties judiciaires prévues par le droit de l’Union, en lui imposant d’écarter les obstacles législatifs et jurisprudentiels internes (A) et en le guidant dans l’application d’une notion autonome de ce qu’est un tribunal établi par la loi (B).
A. L’obligation d’écarter les obstacles nationaux au contrôle de la régularité des juridictions
La Cour de justice rappelle que l’article 19, paragraphe 1, du Traité sur l’Union européenne (TUE) impose aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective. Cette exigence implique que tout justiciable a le droit d’être jugé par un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi. Dans l’affaire d’espèce, le juge national était placé face à une contradiction directe entre cette obligation découlant du droit de l’Union et un ensemble de normes internes lui interdisant formellement de procéder à la vérification nécessaire. La Cour tranche ce conflit sans ambiguïté en s’appuyant sur le principe de primauté du droit de l’Union.
Elle affirme ainsi que le droit de l’Union « s’oppose à une réglementation d’un État membre ainsi qu’à une jurisprudence de la Cour constitutionnelle de celui-ci impliquant qu’un juge national soit tenu de se conformer à une décision rendue par une formation de jugement d’une juridiction supérieure », lorsque ce juge a des raisons de douter de la conformité de cette formation aux exigences du droit de l’Union. Cette solution s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence constante depuis l’arrêt *Simmenthal*, selon laquelle le juge national, chargé d’appliquer le droit de l’Union, a l’obligation de laisser inappliquée toute disposition nationale contraire, qu’elle soit antérieure ou postérieure à la norme de l’Union, sans avoir à attendre son abrogation ou sa censure par une instance nationale. La Cour précise ici que cette obligation prévaut y compris face à des normes de nature constitutionnelle ou à des décisions d’une cour constitutionnelle, et même lorsque le non-respect de ces normes internes expose le juge à des poursuites disciplinaires.
B. L’application d’une interprétation autonome de la notion de « tribunal établi par la loi »
En conférant au juge national le devoir d’exercer ce contrôle, la Cour de justice ne le laisse pas sans outils. Elle rappelle que la notion de « tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi » est une notion autonome du droit de l’Union, dont elle a déjà précisé les contours dans une jurisprudence abondante. En l’espèce, la Cour ne demande pas au juge polonais de se livrer à une analyse entièrement nouvelle, mais plutôt d’appliquer les constats qu’elle a elle-même opérés dans des arrêts antérieurs concernant précisément la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques.
La Cour souligne que dans son arrêt du 21 décembre 2023, *Krajowa Rada Sądownictwa*, elle a déjà jugé que les circonstances de la nomination des juges de cette chambre « était de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ces juges […] à l’égard d’éléments extérieurs ». Elle précise que ces conclusions « valent, de manière identique, pour tous les juges de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques nommés dans les mêmes circonstances ». Ce faisant, elle fournit à la juridiction de renvoi une grille d’analyse claire : il lui appartient de vérifier si les juges ayant rendu l’arrêt litigieux de 2021 ont été nommés dans les mêmes conditions que ceux visés par la jurisprudence antérieure de la Cour. Si tel est le cas, la conclusion s’impose : l’organe qui a statué n’est pas un tribunal au sens du droit de l’Union. Le rôle du juge national devient alors celui d’un exécuteur de l’interprétation donnée par la Cour de justice, ce qui renforce la cohérence et l’uniformité de l’application du droit de l’Union.
La reconnaissance de ce pouvoir de contrôle, directement fondé sur la primauté du droit de l’Union, conduit la Cour à définir une sanction d’une rigueur exceptionnelle pour l’acte rendu en violation de ces exigences fondamentales.
II. La consécration d’une sanction radicale : l’inexistence de l’acte juridictionnel
En réponse à la question de savoir quel sort réserver à la décision de l’organe jugé irrégulier, la Cour opte pour la solution la plus radicale : la décision doit être considérée comme non avenue (A). Cette solution illustre une prévalence absolue de la protection juridictionnelle effective sur le principe de sécurité juridique interne (B).
A. Le caractère non avenu de la décision issue d’un organe non conforme
La Cour de justice écarte les solutions intermédiaires qui consisteraient à simplement ne pas appliquer la décision ou à la déclarer inopposable. Elle affirme que la conséquence de l’irrégularité de la composition de l’organe de jugement est que la décision qu’il a rendue « doit être considérée comme étant non avenue ». Cette qualification est d’une portée considérable. Une décision non avenue est une décision qui est réputée n’avoir jamais existé dans l’ordre juridique. Elle ne produit aucun effet de droit et sa nullité n’a pas besoin d’être prononcée par une autre juridiction ; elle peut simplement être constatée.
En l’espèce, cela signifie que l’arrêt de 2021, qui annulait la décision de 2006, est un néant juridique. Par conséquent, l’arrêt de 2006, qui était revêtu de l’autorité de la chose jugée, retrouve sa force et son caractère définitif, comme si le recours extraordinaire n’avait jamais été examiné. La Cour justifie cette solution drastique par la nécessité de garantir le plein effet de l’article 19, paragraphe 1, TUE. Elle précise que tenir l’acte pour non avenu est requis « lorsqu’une telle conséquence est indispensable, au regard de la situation procédurale en cause, pour garantir la primauté du droit de l’Union ». La situation d’une affaire renvoyée pour réexamen devant la juridiction dont la décision initiale a été annulée est précisément une de ces hypothèses où une telle mesure est indispensable pour dénouer la situation.
B. La primauté de la protection juridictionnelle effective sur la sécurité juridique
En adoptant la théorie de l’inexistence, la Cour de justice opère un arbitrage clair entre deux principes fondamentaux du droit. D’un côté, le principe de sécurité juridique, qui inclut le respect de l’autorité de la chose jugée, voudrait qu’une décision rendue par une juridiction supérieure, même entachée d’un vice, ne puisse être remise en cause en dehors des voies de recours prévues. De l’autre, le droit à une protection juridictionnelle effective exige que toute décision de justice émane d’un organe présentant des garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité.
La Cour fait primer le second principe sur le premier de manière explicite. Elle énonce que « aucune considération tirée du principe de sécurité juridique ou liée à une prétendue autorité de la chose jugée ne saurait, en l’occurrence, être utilement invoquée » pour empêcher un juge national de constater qu’une décision est non avenue. La violation du droit à un tribunal établi par la loi est considérée comme si grave qu’elle vicie l’acte à sa racine, le privant de sa nature même d’acte juridictionnel. Cette décision constitue un message puissant adressé aux États membres où l’état de droit est menacé : les montages institutionnels visant à créer des juridictions dont l’indépendance est douteuse ne produiront que des actes juridiquement nuls et sans effet, que les autres juges nationaux auront le devoir d’ignorer. La portée de cet arrêt est donc considérable, car il offre un outil puissant aux juges nationaux pour résister à des dérives systémiques et préserver l’intégrité de l’ordre juridique de l’Union.