Cour de justice de l’Union européenne, le 5 avril 2017, n°C-298/15

Par un arrêt du 1er décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel, a précisé le régime juridique applicable aux marchés publics dont la valeur, bien qu’inférieure aux seuils fixés par les directives, présente un intérêt transfrontalier certain. Cette décision a permis de clarifier l’articulation entre les libertés fondamentales du traité et les règles nationales qui encadrent les modalités de soumission et d’exécution desdits marchés, notamment en matière de sous-traitance et de groupement d’opérateurs.

En l’espèce, une autorité portuaire lituanienne avait publié en avril 2014 un appel d’offres pour des travaux de renouvellement de quais, dont la valeur estimée était inférieure au seuil prévu par la directive 2004/17/CE. Le cahier des charges interdisait le recours à la sous-traitance pour les travaux qualifiés de « principaux » et imposait, pour les offres conjointes, que l’apport de chaque membre du groupement pour satisfaire aux exigences de capacités professionnelles soit proportionnel à sa part de travaux. Une société candidate avait contesté ces conditions, qui furent modifiées en cours de procédure.

Saisie par la société évincée, la juridiction de première instance puis la cour d’appel lituanienne rejetèrent ses recours par des décisions des 18 août et 13 novembre 2014. La Cour suprême de Lituanie, saisie d’un pourvoi en cassation, a alors décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union, et en particulier les principes découlant des articles 49 et 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, s’opposait à une réglementation nationale limitant la sous-traitance et à une clause exigeant une proportionnalité des capacités des membres d’un groupement. La question de la licéité de la modification du cahier des charges après publication de l’avis de marché était également posée.

La Cour de justice a répondu qu’une réglementation nationale interdisant de manière générale le recours à des sous-traitants pour les travaux principaux constitue une restriction disproportionnée à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services. Elle a par ailleurs jugé que la modification du cahier des charges en cours de procédure est possible, à condition que les changements ne soient pas substantiels et respectent les principes de transparence et d’égalité de traitement. Enfin, elle a estimé qu’une clause exigeant une correspondance purement proportionnelle entre les capacités d’un membre de groupement et sa part de travaux est contraire au droit de l’Union, car elle ne tient pas compte de la nature des tâches à accomplir.

Cet arrêt vient ainsi réaffirmer la primauté des libertés fondamentales du traité sur les marchés qui, sans relever formellement des directives, intéressent le marché intérieur (I). Il précise en outre les limites imposées aux pouvoirs adjudicateurs dans la définition des conditions de participation aux appels d’offres (II).

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**I. La soumission des marchés à intérêt transfrontalier aux principes fondamentaux du traité**

La Cour rappelle que les marchés publics n’atteignant pas les seuils des directives mais présentant un intérêt transfrontalier certain demeurent soumis aux règles fondamentales du traité. Cette soumission emporte la censure des restrictions disproportionnées à la sous-traitance (A) et un encadrement strict de la faculté de modifier les documents de la consultation (B).

**A. La prohibition d’une restriction générale à la sous-traitance**

La décision applique avec rigueur les articles 49 et 56 du traité pour écarter une législation nationale limitant le recours à la sous-traitance. La Cour considère qu’une disposition qui « empêche ces opérateurs soit de sous-traiter à des tiers tout ou partie des travaux qualifiés de “principaux” par l’entité adjudicatrice, soit de proposer leurs services en tant que sous-traitants » constitue une restriction à la libre prestation de services et à la liberté d’établissement. Si l’objectif de garantir une exécution correcte des travaux est jugé légitime, la mesure est en revanche considérée comme disproportionnée.

En effet, le caractère général et absolu de l’interdiction est déterminant dans l’analyse de la Cour. Elle relève qu’« une telle interdiction générale ne laisse pas de place à une appréciation au cas par cas par ladite entité ». Le pouvoir adjudicateur se voit privé de toute marge d’appréciation pour vérifier si, au regard de la nature des tâches et des capacités des sous-traitants potentiels, une telle interdiction serait véritablement nécessaire. La Cour suggère ainsi des mesures moins restrictives, comme l’obligation pour les soumissionnaires d’identifier leurs sous-traitants et de justifier de leurs capacités. Cette approche pragmatique réaffirme que le recours à la sous-traitance est un vecteur essentiel de l’ouverture des marchés publics à la concurrence, notamment pour les petites et moyennes entreprises.

**B. L’encadrement des modifications des documents de la consultation**

La Cour admet la possibilité pour un pouvoir adjudicateur de modifier les documents de la consultation après la publication de l’avis de marché. Cette souplesse est cependant conditionnée par le respect scrupuleux des principes d’égalité de traitement, de non-discrimination et de transparence. L’arrêt établit ainsi un triple critère pour juger de la licéité de telles modifications.

Premièrement, elles ne doivent pas être substantielles, c’est-à-dire qu’elles n’auraient pas dû être « à ce point substantielles qu’elles auraient attiré des soumissionnaires potentiels qui, en l’absence de ces modifications, ne seraient pas en mesure de présenter une offre ». Deuxièmement, elles doivent faire l’objet d’une publicité adéquate pour garantir une information égale et simultanée de tous les opérateurs. Troisièmement, elles doivent intervenir avant la soumission des offres, et être accompagnées d’une prolongation du délai de réponse suffisante et proportionnée à leur importance. Ce faisant, la Cour offre un guide pratique aux pouvoirs adjudicateurs, conciliant la nécessité de pouvoir corriger ou préciser les documents d’un marché avec l’impératif de sécurité juridique et d’égalité des chances entre les candidats.

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**II. L’interprétation finaliste des conditions de participation et d’exécution du marché**

Au-delà de l’application des principes du traité, la Cour se prononce sur une disposition précise de la directive 2004/17/CE, rendue applicable en droit interne. Elle adopte une lecture fonctionnelle des règles encadrant le recours aux capacités de tiers, rejetant une exigence de proportionnalité purement formelle (A) et consacrant le principe du droit au cumul des capacités (B).

**A. La censure d’une exigence de proportionnalité arithmétique**

L’arrêt juge contraire à l’article 54, paragraphe 6, de la directive une clause exigeant, en cas d’offre conjointe, que l’apport de chaque soumissionnaire aux capacités professionnelles du groupement corresponde proportionnellement à la part des travaux qu’il s’engage à réaliser. La Cour estime qu’une telle règle n’est pas apte à garantir la bonne exécution du marché. Son raisonnement met en lumière le caractère inadéquat d’une simple correspondance mathématique.

En effet, la Cour souligne que la clause « exige qu’il existe une correspondance purement arithmétique […] En revanche, cette clause ne tient pas compte de la nature des tâches à réaliser par chaque soumissionnaire ni des compétences techniques propres de chacun d’eux ». Une telle condition n’empêche nullement qu’un membre du groupement se voie attribuer des tâches pour lesquelles il ne dispose pas des qualifications requises, tout en satisfaisant formellement à l’exigence de proportionnalité. Cette analyse met en évidence le risque d’inefficacité d’une règle qui se détache de la réalité technique et opérationnelle de l’exécution du marché, privilégiant une approche qualitative de l’adéquation des moyens aux missions.

**B. La réaffirmation du droit au cumul des capacités comme principe**

En invalidant cette clause restrictive, la Cour renforce la portée du droit, pour un opérateur économique, de faire valoir les capacités d’autres entités, y compris celles des membres de son groupement. Cette faculté constitue un élément essentiel pour favoriser l’accès le plus large possible aux marchés publics. L’arrêt confirme que toute limitation à ce principe doit demeurer exceptionnelle et être justifiée par des circonstances particulières liées à l’objet du marché.

La décision précise que de telles limitations doivent être « liées et proportionnées à l’objet et aux finalités dudit marché ». Par conséquent, les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent imposer des contraintes générales et abstraites au cumul des capacités. Ils doivent, le cas échéant, démontrer qu’une tâche spécifique, en raison de sa technicité, ne peut être exécutée que par un opérateur possédant personnellement l’expérience ou les moyens requis. La Cour promeut ainsi une logique de souplesse et d’ouverture, au service de l’objectif de concurrence, tout en préservant la possibilité pour le pouvoir adjudicateur de garantir la bonne exécution des contrats les plus complexes.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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