L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 5 décembre 2013 se prononce sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale réservant aux seules pharmacies la vente de médicaments soumis à prescription médicale. En l’espèce, des pharmaciennes diplômées, propriétaires d’établissements qualifiés de parapharmacies en Italie, s’étaient vu refuser par les autorités compétentes l’autorisation de vendre des médicaments soumis à prescription médicale mais non remboursés par le service national de santé. Estimant cette interdiction contraire à la liberté d’établissement, elles ont contesté ces décisions de refus devant le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia. Cette juridiction a alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle visant à déterminer si l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’oppose à une législation nationale qui interdit à un pharmacien non titulaire d’une officine de pharmacie de vendre au détail, dans sa parapharmacie, des médicaments soumis à prescription médicale dont le coût est entièrement supporté par l’acheteur. La Cour répond par la négative, considérant que le droit de l’Union ne fait pas obstacle à une telle réglementation. Cette solution, qui valide une restriction à la liberté d’établissement au nom de la protection de la santé publique, repose sur une analyse classique de la justification d’une mesure nationale (I), dont la mise en œuvre révèle cependant l’étendue de la marge d’appréciation reconnue aux États membres (II).
I. La justification de l’atteinte à la liberté d’établissement par la protection de la santé publique
La Cour de justice adopte un raisonnement en deux temps, reconnaissant d’abord l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement avant de valider sa justification par un objectif d’intérêt général. Elle constate ainsi une entrave au marché intérieur (A) mais admet la légitimité de l’objectif de santé publique invoqué par l’État membre (B).
A. La caractérisation d’une restriction à la liberté d’établissement
La Cour commence son analyse par la recherche d’une restriction à l’une des libertés fondamentales garanties par le traité. Elle constate qu’une réglementation nationale qui empêche les parapharmacies de commercialiser une certaine catégorie de médicaments est susceptible de rendre moins attrayant l’exercice de la liberté d’établissement pour les ressortissants de l’Union européenne. En effet, en étant exclus d’une partie du marché des médicaments, les titulaires de parapharmacies se voient privés des bénéfices économiques qui en découlent. La Cour affirme ainsi qu’une « telle réglementation nationale est susceptible de gêner et de rendre moins attrayant l’établissement, sur le territoire italien, d’un pharmacien ressortissant d’un autre État membre, ayant l’intention d’y exploiter une parapharmacie ». Cette conclusion s’inscrit dans une jurisprudence constante qui considère comme une restriction toute mesure nationale qui, même indistinctement applicable, est de nature à gêner ou à rendre moins attrayant l’exercice de cette liberté. La Cour qualifie donc sans difficulté la mesure en cause de restriction au sens de l’article 49 du Traité.
B. La légitimité de l’objectif de santé publique poursuivi
Une fois la restriction établie, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée. Elle rappelle que des restrictions non discriminatoires à la liberté d’établissement peuvent être admises si elles répondent à des raisons impérieuses d’intérêt général. En l’espèce, l’objectif invoqué par l’État membre est d’assurer un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité, ce qui relève de la protection de la santé publique. La Cour reconnaît sans équivoque la légitimité de cet objectif, qui figure à l’article 52 du traité et dont l’importance est régulièrement réaffirmée par sa jurisprudence. Elle juge que « des restrictions à la liberté d’établissement peuvent être justifiées par l’objectif visant à assurer un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité ». L’objectif poursuivi par la réglementation nationale est donc considéré comme une raison impérieuse d’intérêt général apte à justifier l’entrave constatée à la liberté d’établissement, sous réserve du respect du principe de proportionnalité.
L’analyse de la proportionnalité de la mesure conduit la Cour à reconnaître aux États membres une latitude importante dans l’organisation de leur système de santé, consacrant une marge d’appréciation étendue pour garantir la couverture pharmaceutique de leur territoire.
II. La consécration d’une marge d’appréciation étendue des États membres dans l’organisation de leur système pharmaceutique
La Cour de justice examine la proportionnalité de la restriction en évaluant l’adéquation de la mesure à l’objectif poursuivi (A) ainsi que sa nécessité (B), concluant à la conformité de la réglementation italienne avec le droit de l’Union.
A. L’adéquation du monopole au système de planification territoriale
La Cour estime que la réglementation nationale est propre à garantir la réalisation de l’objectif visé. Son raisonnement repose sur le lien indissociable entre le monopole de dispensation des médicaments sur ordonnance et le système de planification territoriale des pharmacies. Ce système vise à assurer une répartition équilibrée des officines sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones géographiquement isolées ou commercialement moins attractives. Permettre aux parapharmacies, dont l’implantation n’est pas régulée, de vendre des médicaments sur ordonnance pourrait entraîner leur concentration dans les zones les plus rentables. Une telle situation risquerait de diminuer la clientèle des pharmacies planifiées, de compromettre leur viabilité économique et, à terme, de conduire à leur fermeture. La Cour en déduit qu’une libéralisation, même partielle, aurait « des répercussions négatives sur l’effectivité de l’ensemble du système de planification des pharmacies et donc sur la stabilité de celui-ci ». Le monopole accordé aux pharmacies est donc jugé adéquat pour préserver l’intégrité et la finalité du maillage territorial.
B. Une appréciation restrictive du caractère nécessaire de la mesure
Enfin, la Cour évalue si la mesure ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif. Elle rappelle à ce titre que les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour déterminer le niveau de protection de la santé publique. Face aux incertitudes sur l’importance des risques pour l’approvisionnement en médicaments, un État membre peut prendre des mesures protectrices sans attendre que ces risques soient pleinement démontrés. Le risque d’une pénurie de pharmacies dans certaines zones, privant la population d’un accès rapide et sûr aux médicaments sur ordonnance, est jugé suffisamment important pour justifier la mesure. Dans ce contexte, la Cour estime que le système qui réserve la vente de ces médicaments aux seules pharmacies « n’apparaît pas aller au-delà de ce qui est nécessaire afin d’atteindre l’objectif visant à assurer un approvisionnement en médicaments de la population qui soit sûr et de qualité ». En l’absence de démonstration d’une mesure alternative aussi efficace, la Cour fait preuve de déférence envers le choix opéré par le législateur national pour protéger son système de santé.