Cour de justice de l’Union européenne, le 5 décembre 2013, n°C-446/11

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne porte sur l’étendue de l’obligation de motivation qui incombe à la Commission lorsqu’elle impute à une société mère la responsabilité d’une infraction aux règles de concurrence commise par sa filiale. En l’espèce, une société mère détenait l’intégralité du capital de sa filiale ayant participé à une entente. La Commission, se fondant sur la présomption selon laquelle une détention de 100 % du capital implique l’exercice d’une influence déterminante, a tenu la société mère pour solidairement responsable du paiement de l’amende. La société mère a contesté cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, arguant avoir fourni des éléments suffisants pour démontrer l’autonomie de sa filiale et renverser ainsi la présomption. Le Tribunal a annulé la décision de la Commission au motif que cette dernière n’avait pas suffisamment expliqué en quoi les preuves apportées par la requérante étaient insuffisantes pour renverser la présomption. La Commission a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant notamment que le Tribunal avait confondu l’obligation de motivation avec un contrôle au fond et avait mal interprété la portée de cette obligation. La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si le simple rejet non circonstancié des éléments de preuve présentés par une société mère pour établir l’autonomie de sa filiale constitue un défaut de motivation justifiant l’annulation de la décision. La Cour de justice rejette le pourvoi de la Commission, confirmant ainsi l’analyse du Tribunal. Elle juge que lorsque des éléments sont présentés pour réfuter la présomption de responsabilité, la Commission est tenue « d’exposer de manière circonstanciée les raisons pour lesquelles elle considérait que les éléments de preuve contraires apportés […] n’étaient pas suffisants pour renverser la présomption appliquée ».

Il convient d’analyser la position de la Cour qui réaffirme l’exigence d’une motivation circonstanciée comme une garantie procédurale essentielle pour la société mère (I), avant d’examiner les conséquences rigoureuses que la Cour attache au non-respect de cette obligation (II).

I. L’exigence d’une motivation circonstanciée face à la présomption de responsabilité de la société mère

La solution de la Cour repose sur l’articulation entre la présomption d’influence déterminante, qui facilite la charge probatoire de la Commission (A), et l’obligation corrélative pour cette dernière de répondre de manière spécifique aux arguments visant à la renverser (B).

A. Le rappel du principe de la présomption et de ses modalités de renversement

En droit de la concurrence de l’Union, la responsabilité d’une infraction peut être imputée à une société mère pour le comportement de sa filiale lorsque ces deux entités forment une seule entreprise. La Cour a établi une présomption simple selon laquelle une société mère qui détient la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale exerce une influence déterminante sur le comportement de celle-ci. Cette présomption a pour effet de dispenser la Commission de prouver l’existence effective d’instructions ou d’une ingérence directe dans la gestion de la filiale.

Cependant, cette présomption est réfragable. Il incombe à la société mère qui entend s’exonérer de sa responsabilité de fournir la preuve contraire. Elle doit apporter des éléments de nature organisationnelle, économique et juridique qui sont de nature à démontrer que sa filiale se comportait de manière autonome sur le marché. C’est précisément dans ce cadre que s’est inscrite la défense de la société en l’espèce, laquelle a soumis à la Commission des éléments visant à établir que sa filiale déterminait seule sa politique commerciale.

B. La nécessaire réponse de la Commission aux éléments de preuve fournis

La Cour de justice précise que la facilité probatoire offerte par la présomption ne dispense pas la Commission de son devoir de motivation lorsque des preuves contraires lui sont soumises. Le simple fait de réitérer l’existence de la présomption ou de conclure à la responsabilité de la société mère ne suffit pas. La Cour valide le raisonnement du Tribunal qui avait jugé que l’affirmation contenue au considérant 422 de la décision litigieuse « n’aborde pas les éléments invoqués par [la société] pour renverser la présomption de responsabilité en cause et, partant, n’expose pas les raisons pour lesquelles la Commission considère que ces éléments ne sont pas suffisants pour renverser cette présomtion ».

Cette exigence de motivation circonstanciée poursuit un double objectif. D’une part, elle permet à l’entreprise de comprendre les raisons pour lesquelles ses arguments n’ont pas été jugés convaincants, lui donnant ainsi les moyens de contester utilement la validité de la décision. D’autre part, elle est indispensable à l’exercice effectif du contrôle juridictionnel par les juges de l’Union, qui doivent être en mesure de vérifier la logique et la cohérence du raisonnement de la Commission. En l’absence d’une telle motivation, le juge ne peut contrôler si l’appréciation des preuves par la Commission est exempte d’erreur manifeste.

Après avoir ainsi défini le périmètre de l’obligation de motivation, la Cour se prononce sur les conséquences de sa méconnaissance, en opérant une distinction nette entre le vice de forme et l’analyse de la légalité au fond.

II. La sanction du défaut de motivation et sa distinction avec le contrôle au fond

La Cour rejette les arguments de la Commission visant à minimiser la portée du vice constaté, en refusant toute possibilité de régularisation a posteriori (A) et en confirmant que l’annulation est la sanction appropriée pour un tel défaut (B).

A. Le refus de régulariser l’insuffisance de motivation en cours d’instance

La Commission tentait de faire valoir que certains éléments, bien que non présents dans la communication des griefs ou insuffisamment développés dans la décision finale, pouvaient être pris en compte au stade du contentieux pour justifier sa position. La Cour écarte fermement cette approche. Elle rappelle que la motivation doit être contemporaine de l’acte et figurer dans celui-ci. Une jurisprudence constante énonce que « l’absence de motivation ne saurait être régularisée par le fait que l’intéressé prend connaissance des motifs de la décision au cours de la procédure engagée devant les instances de l’Union ».

Cette position est également fondée sur le respect des droits de la défense. L’entreprise concernée doit pouvoir faire connaître son point de vue sur tous les éléments que la Commission entend retenir à son encontre au cours de la procédure administrative. Admettre que la Commission puisse compléter sa motivation devant le juge priverait l’entreprise de cette garantie fondamentale. Le Tribunal avait donc jugé à bon droit qu’un élément qui n’avait pas été exposé dans la communication des griefs était « inopposable » à la société.

B. L’annulation comme conséquence inéluctable du vice de forme substantiel

La Commission soutenait que le Tribunal avait excédé son contrôle en confondant une question de motivation, qui relève de la forme, avec une appréciation au fond, qui porte sur la pertinence des preuves. La Cour réfute cette analyse. Elle confirme qu’un défaut ou une insuffisance de motivation constitue une « violation des formes substantielles » au sens de l’article 230 CE (devenu article 263 TFUE). Un tel vice est suffisant en lui-même pour justifier l’annulation de l’acte, sans qu’il soit nécessaire pour le juge de se prononcer sur le bien-fondé de la décision.

Le contrôle exercé par le Tribunal ne portait pas sur le point de savoir si les preuves fournies par la société mère étaient effectivement suffisantes pour renverser la présomption, ce qui aurait relevé d’une analyse au fond. Le contrôle se limitait à vérifier si la Commission avait rempli son obligation d’expliquer pourquoi ces preuves n’étaient pas suffisantes. En constatant que la décision était muette sur ce point, le Tribunal n’a fait que sanctionner un vice de procédure. C’est pourquoi la Cour conclut que « c’est à bon droit que le Tribunal a décidé […] de faire droit à la demande d’annulation de la décision litigieuse […] au motif que cette décision était entachée d’une violation de l’obligation de motivation ».

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Hassan KOHEN
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