Cour de justice de l’Union européenne, le 5 décembre 2018, n°C-649/15

Par un arrêt du 9 novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en première chambre, a précisé les modalités d’application des critères de qualification d’une compensation de service public en matière d’aides d’État. En l’espèce, une société de radiodiffusion danoise, créée comme entreprise étatique autonome puis transformée en société anonyme, assurait une mission de service public financée par des ressources mixtes. Celles-ci incluaient des fonds provenant de la redevance audiovisuelle et des recettes publicitaires. À la suite d’une plainte déposée par une entreprise concurrente, la Commission européenne a examiné ce mécanisme de financement pour la période de 1995 à 2002. Dans une première décision de 2004, elle a qualifié les mesures d’aides d’État, les jugeant partiellement incompatibles avec le marché intérieur et ordonnant une récupération. Saisi par la société de radiodiffusion, l’État membre concerné et des concurrents, le Tribunal de l’Union européenne a annulé cette décision en 2008, notamment pour défaut de motivation. La Commission a alors adopté une nouvelle décision en 2011, qualifiant de nouveau les mesures d’aides d’État, mais les déclarant cette fois compatibles avec le marché intérieur au titre de l’article 106, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La société de radiodiffusion a formé un recours en annulation partielle contre cette seconde décision, soutenant principalement que les mesures ne constituaient pas des aides d’État, car elles remplissaient les conditions fixées par la jurisprudence. Le Tribunal, par un arrêt du 24 septembre 2015, a rejeté l’essentiel du recours. La société de radiodiffusion a donc formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal relative à la quatrième condition jurisprudentielle et soulevant une question procédurale quant à l’étendue de son contrôle. Il s’agissait donc pour la Cour de justice de déterminer si le Tribunal avait commis une erreur de droit en confirmant l’analyse de la Commission selon laquelle la compensation versée excédait les coûts qu’une entreprise moyenne et bien gérée aurait supportés, et ce, dans un secteur sans véritable équivalent privé. La Cour de justice rejette le pourvoi. Elle estime que le moyen principal se limite à contester l’appréciation des faits par le Tribunal, ce qui est irrecevable à ce stade de la procédure. Elle valide également le raisonnement du Tribunal sur le second moyen, rappelant que le juge de l’Union n’est pas lié par l’interprétation d’une décision que peuvent en faire les parties.

L’arrêt confirme ainsi une application rigoureuse de la jurisprudence en matière de compensation de service public (I), tout en réaffirmant le cadre procédural strict du pourvoi (II).

I. La confirmation d’une application rigoureuse de la quatrième condition Altmark

La Cour valide l’approche du Tribunal qui refuse d’assouplir la quatrième condition relative à la comparaison des coûts (A) et écarte l’argument tiré de l’application rétroactive de ces critères (B).

A. Le maintien de l’exigence d’une analyse comparative des coûts

La qualification d’une mesure en aide d’État peut être écartée si la compensation financière versée à une entreprise chargée d’un service d’intérêt économique général respecte quatre conditions cumulatives. La quatrième d’entre elles exige, lorsque le choix de l’entreprise n’a pas fait l’objet d’une procédure de marché public, que le niveau de la compensation soit déterminé sur la base d’une analyse des coûts qu’une « entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée » aurait encourus. La société requérante soutenait qu’une telle comparaison était impossible dans son secteur d’activité, dépourvu de véritable dimension concurrentielle. Elle proposait une application téléologique de la condition, estimant que l’objectif de contrôle de l’absence de surcompensation était atteint par la surveillance de ses comptes par la Cour des comptes nationale.

La Cour de justice rejette cette argumentation en se rangeant derrière l’appréciation du Tribunal. Elle relève que les arguments présentés au soutien du pourvoi ne visent en réalité qu’à obtenir un réexamen des faits. Le moyen « repose sur une contestation d’appréciations de faits effectuées par le Tribunal, concernant notamment la dimension concurrentielle et marchande du secteur de la radiodiffusion, l’existence d’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée à laquelle les coûts de TV2/Danmark pourraient être comparés ». En refusant de contrôler cette appréciation factuelle, sauf en cas de dénaturation manifeste qui n’était pas démontrée, la Cour entérine une lecture stricte de la quatrième condition. Elle valide ainsi l’idée que l’absence d’un comparateur direct sur le marché ne suffit pas à neutraliser l’exigence d’une analyse des coûts d’une entreprise de référence, fût-elle hypothétique.

B. L’indifférence de la portée rétroactive de la jurisprudence

La société requérante invoquait également l’application rétroactive des conditions jurisprudentielles, établies par un arrêt de 2003, à des faits antérieurs. Cette situation aurait, selon elle, dû conduire le Tribunal à adopter une approche plus souple et pragmatique, afin de ne pas porter atteinte à la sécurité juridique. La Cour de justice écarte cet argument de manière concise mais décisive. Elle rappelle la nature même de ces critères, qui constituent un mécanisme dérogatoire permettant d’exclure une mesure du champ d’application de l’article 107, paragraphe 1, du Traité.

Par conséquent, l’impossibilité de satisfaire à l’une de ces conditions n’a pas pour effet de créer une insécurité juridique pour l’opérateur. La seule conséquence est que la mesure est qualifiée d’aide d’État et doit être examinée au regard des règles de compatibilité, notamment celles prévues à l’article 106, paragraphe 2, du Traité pour les services d’intérêt économique général. Comme le souligne la Cour, « la non application desdites conditions ne saurait favoriser les prétentions de TV2/Danmark ». Cette clarification réaffirme que la grille d’analyse jurisprudentielle constitue une faculté offerte aux États membres pour structurer leurs compensations de service public, et non une obligation dont l’inapplicabilité paralyserait l’action publique. La qualification d’aide n’emporte pas automatiquement son interdiction.

II. La réaffirmation du cadre procédural strict du pourvoi

Au-delà de la question de fond, l’arrêt est une illustration de la rigueur procédurale qui encadre le contrôle de la Cour de justice, qu’il s’agisse de la distinction entre le fait et le droit (A) ou de l’autonomie du juge dans l’interprétation des actes de l’Union (B).

A. Une distinction intangible entre les questions de fait et de droit

Le rejet du premier moyen du pourvoi repose entièrement sur la distinction fondamentale entre les questions de fait, qui relèvent de la compétence souveraine du Tribunal, et les questions de droit, seules susceptibles d’être examinées par la Cour de justice dans le cadre d’un pourvoi. La Cour considère que la requérante, sous couvert d’une erreur de droit, « se borne, essentiellement, à répéter ou à reproduire des arguments qu’elle a déjà présentés devant le Tribunal, afin d’obtenir un réexamen, par la Cour, de son recours en annulation ». Une telle démarche s’apparente à une tentative d’obtenir un troisième degré de juridiction sur les faits, ce que le système juridictionnel de l’Union exclut.

La Cour souligne que l’appréciation de l’existence d’un marché concurrentiel, d’une entreprise de référence ou de la pertinence du contrôle exercé par une autorité nationale constitue une appréciation de faits. Elle rappelle ainsi aux justiciables que le pourvoi n’est pas la voie pour contester la manière dont le Tribunal a pesé les éléments de preuve. Cette position, constante dans la jurisprudence, garantit l’efficacité du double degré de juridiction en concentrant le contrôle de la Cour sur l’unité et la cohérence de l’interprétation du droit de l’Union, sans s’égarer dans les spécificités factuelles de chaque litige.

B. L’autonomie du juge dans l’interprétation des actes attaqués

Le second moyen soulevait une question procédurale intéressante : la requérante reprochait au Tribunal d’avoir statué *ultra petita* en se prononçant sur un point qui ne faisait plus l’objet d’un désaccord entre elle et la Commission. La Cour de justice balaie cette critique en rappelant le rôle du juge de l’Union. Son office ne se limite pas à arbitrer les points de friction entre les parties ; il consiste à exercer un contrôle de légalité sur l’acte attaqué.

À ce titre, il « incombe aux juridictions de l’Union d’interpréter les décisions de la Commission au regard de la motivation figurant dans celles-ci et ce, le cas échéant, indépendamment de l’argumentation développée par cette institution en cours d’instance ». Le juge n’est donc pas lié par un éventuel consensus des parties sur l’interprétation d’une décision. De même, l’argument tiré d’une prétendue dénaturation du droit national est rejeté, car une telle dénaturation « doit apparaître de façon manifeste des pièces du dossier, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des preuves », ce qui n’était pas le cas en l’espèce. L’arrêt réaffirme donc l’indépendance du juge de l’Union, qui doit assurer le respect du droit dans sa globalité, au-delà de la seule stratégie contentieuse des parties.

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Hassan KOHEN
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