La Cour de justice de l’Union européenne, par une décision du 5 décembre 2024, se prononce sur l’interprétation de l’article 101, paragraphe 1, du Traité. Cette affaire concerne la légalité de clauses contractuelles imposant aux propriétaires de véhicules de recourir exclusivement à un réseau de réparateurs agréés pour conserver leur garantie. Un importateur exclusif avait ainsi conclu des accords verticaux obligeant l’utilisation de pièces d’origine et la réalisation d’entretiens périodiques auprès de représentants sélectionnés par le constructeur. L’autorité nationale de la concurrence a infligé une amende à cet importateur en considérant que cet accord entravait l’accès des réparateurs indépendants au marché letton. Saisie d’un recours, la Cour administrative régionale de Lettonie a interrogé la Cour de justice sur le niveau de preuve requis pour caractériser une restriction par effet. La juridiction de renvoi demande si l’autorité de concurrence doit démontrer des effets restrictifs réels ou si la simple preuve d’effets potentiels suffit à fonder la sanction. Le juge européen répond que l’article 101, paragraphe 1, TFUE n’impose pas de démontrer l’existence d’effets concrets, la démonstration d’effets potentiels suffisamment sensibles étant juridiquement suffisante. L’examen de la solution retenue permet d’analyser l’acceptation d’une analyse prospective de la restriction de concurrence avant d’apprécier l’affirmation d’un standard de preuve cohérent et proportionné.
I. L’acceptation d’une analyse prospective de la restriction de concurrence
A. Le rejet de l’obligation de prouver des effets réels
La Cour rappelle que l’interdiction des ententes suppose de démontrer soit un objet anticoncurrentiel, soit un effet restrictif de concurrence au sens du droit de l’Union. Lorsque l’objet n’est pas établi, l’autorité doit prouver que le comportement a pour effet « actuel ou potentiel d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence ». Le juge écarte explicitement la nécessité de constater des conséquences matérielles déjà produites sur le marché pour sanctionner un accord vertical limitant la liberté des consommateurs. Cette solution protège l’efficacité de l’action des autorités de régulation qui peuvent ainsi intervenir avant que le dommage économique ne devienne permanent ou irréparable. L’arrêt confirme que la nature même de certaines clauses restrictives permet d’anticiper une atteinte au fonctionnement concurrentiel sans exiger de mesures statistiques ou comptables immédiates.
B. La mise en œuvre indispensable d’un scénario contrefactuel crédible
L’analyse des effets potentiels impose de comparer le marché réel avec la situation qui existerait probablement en l’absence de l’accord litigieux entre les opérateurs économiques. Le juge souligne que « le scénario contrefactuel, envisagé à partir de l’absence dudit accord, doit être réaliste et crédible » pour fonder une décision de sanction valide. Cette méthode exige de définir précisément les marchés affectés ainsi que les conditions réelles de fonctionnement et la structure des échanges entre les acteurs concernés. La Cour impose aux autorités de concurrence de réaliser un examen approfondi du cadre économique et juridique dans lequel s’insèrent les entreprises pour éviter des hypothèses purement abstraites. La crédibilité du scénario hypothétique devient ainsi la condition essentielle de validité de la preuve des effets potentiels lors d’une procédure de contrôle des ententes.
II. L’affirmation d’un standard de preuve cohérent et proportionné
A. L’alignement bienvenu sur le régime des pratiques unilatérales
Le raisonnement suivi par le juge européen établit une passerelle explicite entre le régime des ententes et celui de l’abus de position dominante concernant la preuve. La Cour observe que l’interprétation retenue pour l’article 101 correspond à celle déjà appliquée dans le cadre de l’article 102 relatif aux comportements des entreprises dominantes. Il suffit de démontrer un « effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents » sans que la réalisation effective de cette éviction ne soit un préalable obligatoire. Cette convergence jurisprudentielle renforce la cohérence globale du droit de la concurrence en unifiant les exigences probatoires imposées aux autorités nationales et à la Commission. L’autorité n’a donc pas à réduire les circonstances du cas d’espèce à la seule constatation d’effets négatifs spécifiques et mesurables pour agir légalement.
B. La condition de sensibilité comme rempart contre l’arbitraire
La reconnaissance des effets potentiels est tempérée par l’exigence que ces derniers soient « suffisamment sensibles » pour tomber sous le coup de l’interdiction prévue par le Traité. Cette restriction garantit que les accords de faible importance ou dont l’impact sur le marché reste négligeable ne soient pas indûment sanctionnés par les autorités. Le juge préserve ainsi une certaine liberté contractuelle en limitant l’intervention du droit de la concurrence aux seules pratiques susceptibles d’altérer sensiblement les conditions d’échange. La juridiction nationale doit désormais vérifier si l’autorité de la concurrence a correctement identifié ces effets sensibles sur le marché des pièces de rechange et de l’entretien. Cette solution finale assure un équilibre entre la nécessité d’une répression préventive des ententes et le respect de la sécurité juridique des opérateurs économiques.