Par un arrêt rendu en formation de cinquième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne clarifie l’articulation entre la réglementation applicable aux précurseurs de drogues et celle relative aux médicaments. En l’espèce, des poursuites pénales avaient été engagées en Allemagne contre plusieurs personnes pour avoir participé à l’acquisition et au transport de médicaments contenant de l’éphédrine ou de la pseudoéphédrine. Ces médicaments, légalement acquis, étaient en réalité détournés de leur usage thérapeutique pour permettre la fabrication illicite de méthamphétamine. Les juridictions allemandes de première instance avaient prononcé des condamnations pour commerce illicite de « substances de base » sur le fondement de la législation nationale transposant les règlements européens. Saisie d’un recours, la juridiction de renvoi, le Bundesgerichtshof, a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice à titre préjudiciel.
La question posée visait à déterminer si un médicament contenant une substance classifiée, aisément extractible, devait lui-même être qualifié de « substance classifiée » au sens des règlements (CE) n° 273/2004 et (CE) n° 111/2005. L’enjeu était de savoir si l’exclusion des médicaments du champ de ces règlements était inconditionnelle, ou si elle était subordonnée à l’impossibilité d’extraire facilement la substance prohibée. La Cour de justice de l’Union européenne répond que la qualification de médicament au sens de la directive 2001/83/CE fait obstacle, en tant que telle, à celle de « substance classifiée ». Elle juge qu’un tel produit « ne saurait, en tant que tel, être qualifié de “substance classifiée”, à supposer même qu’il contienne une substance visée à l’annexe I du règlement n° 273/2004 ainsi qu’à l’annexe du règlement n° 111/2005 et pouvant être facilement utilisée ou extraite par des moyens aisés à mettre en œuvre ou économiquement viables ».
La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte de la notion de « substance classifiée », affirmant ainsi la primauté du régime juridique propre aux médicaments (I). Cette approche, confortée par une analyse systémique et historique de la législation, définit clairement le champ d’application des régimes de contrôle tout en révélant les limites de celui applicable aux précurseurs (II).
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I. L’affirmation d’une exclusion inconditionnelle du médicament
La Cour de justice parvient à une interprétation univoque de la notion de « substance classifiée » en dépassant les divergences linguistiques des textes par une analyse finaliste (A), ce qui la conduit à reconnaître la prééminence du régime spécifique applicable aux médicaments (B).
A. Le dépassement de l’ambiguïté textuelle par une interprétation téléologique
La définition de la « substance classifiée », telle qu’elle figure aux articles 2, sous a), des règlements n° 273/2004 et n° 111/2005, présentait une ambiguïté née de ses différentes versions linguistiques. La Cour constate que certaines d’entre elles, comme la version allemande, pouvaient suggérer que l’exclusion des médicaments était conditionnée à la difficulté d’en extraire les substances réglementées. À l’inverse, d’autres versions, dont la française, plaidaient pour une exclusion de principe, le membre de phrase relatif à la composition des produits ne semblant pas s’appliquer aux médicaments.
Face à cette divergence, la Cour écarte une interprétation purement littérale et rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la disposition en cause doit être interprétée en fonction de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie ». Elle privilégie ainsi une approche téléologique et systémique pour résoudre la contradiction. Cette méthode lui permet de garantir une application uniforme du droit de l’Union, en recherchant la volonté du législateur au-delà des imperfections rédactionnelles.
B. La reconnaissance de l’autonomie du régime juridique du médicament
L’interprétation de la Cour est principalement guidée par le renvoi explicite des règlements sur les précurseurs à la notion de « médicament » définie par la directive 2001/83. Elle observe que cette directive institue un régime juridique complet et autonome pour la production, la distribution et l’utilisation des médicaments. Ce régime repose sur un dispositif d’autorisation de mise sur le marché, complété par un système de contrôle des activités de fabrication et de distribution en gros.
La Cour souligne que ces mécanismes de contrôle sont « en substance similaires » à ceux prévus par le règlement n° 273/2004 pour les substances classifiées. Elle en déduit qu’il n’y avait pas lieu de soumettre les médicaments à un double régime de contrôle. Une telle superposition aurait constitué un « obstacle inutile » au commerce légal, ce que le législateur a précisément entendu éviter. De plus, la directive 2001/83 contient des dispositions spécifiques pour les médicaments à risque, notamment l’obligation de prescription médicale lorsqu’ils « sont utilisés souvent, et dans une très large mesure, dans des conditions anormales d’emploi et que cela risque de mettre en danger directement ou indirectement la santé », ce qui offre déjà un contrôle strict.
II. La portée et la cohérence de la solution retenue
La décision de la Cour se trouve renforcée par une analyse de l’évolution législative (A), tout en dessinant précisément les implications pratiques de cette exclusion et ses limites temporelles (B).
A. La confirmation de l’interprétation par l’évolution législative
La Cour appuie son raisonnement sur une analyse de la législation postérieure aux faits des litiges. Elle se réfère notamment au règlement (UE) n° 1259/2013, qui a modifié le régime de contrôle en soumettant explicitement les médicaments contenant de l’éphédrine ou de la pseudoéphédrine à certaines règles relatives au commerce avec les pays tiers. Pour la Cour, cette modification législative démontre a contrario que, sous l’empire du droit antérieur, les médicaments étaient bien exclus du champ des contrôles applicables aux précurseurs.
Elle cite à cet effet les considérants du règlement de 2013, qui indiquent que « le commerce des médicaments n’était, jusqu’à l’entrée en vigueur de ce règlement, pas contrôlé dans le cadre du système de contrôle des précurseurs de drogues de l’Union ». Le fait que le législateur ait ressenti la nécessité d’intervenir pour inclure spécifiquement ces produits dans le dispositif de surveillance confirme la thèse d’une exclusion générale préexistante. Cette analyse confère une grande cohérence à la solution retenue en l’inscrivant dans la logique évolutive du droit de l’Union.
B. Les implications pratiques d’une exclusion de principe
La décision a pour conséquence directe d’offrir une sécurité juridique aux opérateurs économiques, en clarifiant que la commercialisation de produits qualifiés de médicaments relevait exclusivement du cadre réglementaire de la directive 2001/83. En conséquence, les faits de détournement de ces produits à des fins illicites ne pouvaient, à l’époque des faits, fonder une condamnation pénale pour infraction à la législation sur les précurseurs de drogues.
Toutefois, la portée de cette solution est aujourd’hui tempérée par l’intervention du législateur en 2013. La décision met en lumière une lacune du système de contrôle antérieur, que le législateur a entendu combler. Si l’arrêt garantit le respect du principe de légalité des délits et des peines pour les faits passés, il révèle aussi la prise de conscience par les institutions européennes de la nécessité de renforcer la surveillance pour lutter plus efficacement contre le détournement de médicaments. La portée de l’arrêt est donc principalement rétrospective, la législation ayant depuis évolué pour répondre aux enjeux de sécurité mis en évidence.