Par un arrêt de sa cinquième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la portée des obligations incombant aux gestionnaires de réseau de transport de gaz en matière d’offre de capacité. En l’espèce, la Commission européenne avait engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre. Elle lui reprochait de ne pas garantir que son gestionnaire de réseau de transport propose des services de capacité virtuelle de transport à rebours aux points d’interconnexion transfrontaliers, alors même que les infrastructures existantes ne permettaient qu’un flux physique de gaz dans une seule direction. Après une phase précontentieuse infructueuse, la Commission a saisi la Cour, estimant que le droit de l’Union, et plus spécifiquement le règlement n° 715/2009, imposait une telle offre afin de maximiser la capacité disponible pour les acteurs du marché. L’État membre mis en cause a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant d’une discordance entre l’avis motivé et la requête, exception que la Cour a rejetée au motif que la Commission avait restreint et non étendu l’objet du litige. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si les dispositions des articles 14 et 16 du règlement n° 715/2009 devaient être interprétées comme créant, de manière implicite, une obligation pour les gestionnaires de réseau de transport d’offrir une capacité virtuelle de transport de gaz à rebours. La Cour de justice a répondu par la négative, rejetant le recours de la Commission au motif que les textes visés ne concernent que la capacité physique et n’établissent aucune obligation explicite ou implicite de fournir des services virtuels.
La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation textuelle rigoureuse des obligations de capacité prévues par le règlement (I), dont la portée, bien que juridiquement fondée, interroge au regard des objectifs d’intégration du marché européen du gaz (II).
I. Une interprétation textuelle des obligations de capacité
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse littérale des dispositions du règlement, refusant d’y déceler une obligation implicite. Elle s’attache d’abord à la définition même de la notion de capacité, intrinsèquement liée au transport physique (A), avant de rejeter l’idée qu’une telle obligation puisse découler des principes d’efficacité et de non-discrimination (B).
A. La prééminence de la dimension physique dans la définition de la capacité
Le raisonnement de la Cour s’ancre dans les définitions fournies par l’article 2 du règlement n° 715/2009. Elle constate que la notion de « capacité », définie comme « le débit maximal […] auquel l’utilisateur du réseau a droit », est indissociable de celle de « transport », elle-même décrite comme « le transport de gaz naturel via un réseau principalement constitué de gazoducs à haute pression ». Cette corrélation conduit la Cour à affirmer que le concept de capacité, tel qu’employé dans le règlement, ne peut viser que la dimension physique du transport de gaz. Par conséquent, l’obligation pour le gestionnaire de mettre à disposition « la capacité maximale » en vertu de l’article 16, paragraphe 1, ne saurait s’étendre à des mécanismes virtuels.
La Cour souligne que cette interprétation est renforcée par les autres notions définies, telles que l’« intégrité du système », laquelle se rapporte directement à « la pression et la qualité du gaz naturel » dans le réseau physique. Un mécanisme de compensation virtuelle, n’impliquant pas de flux physique, ne serait pas de nature à affecter cette intégrité. La Cour en déduit logiquement que « la notion de “capacité maximale” inscrite à l’article 16, paragraphe 1, du règlement n° 715/2009 ne vise que la capacité physique de transport des réseaux de transport de gaz, à l’exclusion d’une éventuelle capacité virtuelle de transport ». Cette approche exégétique ferme la porte à toute lecture extensive des obligations du gestionnaire de réseau.
B. Le rejet d’une obligation implicite déduite des principes d’efficacité et de non-discrimination
La Commission soutenait qu’une obligation d’offrir une capacité virtuelle découlait également des exigences d’« exploitation efficace du réseau » et de non-discrimination. La Cour écarte cet argument en précisant la portée de ces principes. Elle considère que l’obligation de tenir compte de l’efficacité de l’exploitation, loin d’élargir les obligations du gestionnaire, constitue au contraire « un tempérament à l’obligation de mettre à disposition la capacité maximale du réseau ». Il s’agit donc d’une limite visant à préserver l’équilibre opérationnel, et non d’un fondement pour la création de nouveaux services.
De même, l’obligation de non-discrimination posée à l’article 14, paragraphe 1, est interprétée de manière stricte. La Cour rappelle que ce principe « oblige ces gestionnaires non pas à offrir de nouveaux services, mais à s’abstenir de toute discrimination dans la fourniture de leurs services existants ». Ainsi, le règlement imposerait seulement un traitement équivalent pour les services déjà proposés, sans contraindre les gestionnaires à en développer de nouveaux, fussent-ils virtuels. En refusant de voir dans ces principes généraux une source d’obligations implicites, la Cour réaffirme que des contraintes aussi significatives doivent être explicitement prévues par le législateur.
Cette analyse, fondée sur une stricte adhésion au texte, conduit à une solution protectrice pour les opérateurs. Elle soulève néanmoins des questions sur sa compatibilité avec les finalités plus larges du droit de l’Union en matière d’énergie.
II. La portée d’une décision au service de la sécurité juridique
En rejetant le recours de la Commission, la Cour de justice livre une décision dont la valeur réside principalement dans son attachement au principe de sécurité juridique (A), bien que sa portée doive être nuancée par l’évolution ultérieure du cadre réglementaire de l’Union (B).
A. La primauté de la sécurité juridique sur l’interprétation téléologique
La Cour, face à des dispositions jugées claires, refuse de procéder à une interprétation corrective qui aurait pour effet d’étendre les obligations des États membres. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « il ne saurait être procédé, en dépit du libellé clair et précis de dispositions d’un acte législatif de l’Union, à une interprétation visant à les corriger et à élargir par là même les obligations des États membres ». Cette position méthodologique témoigne d’une volonté de ne pas substituer le juge au législateur. En l’absence de mention explicite de la capacité virtuelle dans les travaux préparatoires des règlements n° 1775/2005 et n° 715/2009, la Cour conclut qu’une telle obligation ne saurait être déduite des objectifs généraux de ces textes.
Cette approche, bien que pouvant paraître restrictive au regard de l’objectif d’un marché intérieur du gaz plus liquide et intégré, a le mérite de garantir la prévisibilité du droit pour les opérateurs économiques. Imposer une obligation de créer un service de capacité virtuelle par voie d’interprétation aurait constitué une contrainte nouvelle et significative, non expressément consentie par le législateur. La Cour privilégie ainsi une application rigoureuse du droit positif, renvoyant à une future intervention législative le soin de combler les éventuelles lacunes du cadre existant.
B. Une portée limitée par l’évolution postérieure du droit de l’Union
L’arrêt commenté trouve une confirmation de sa logique dans le contexte législatif plus large. Comme le soulignait l’État membre défendeur, le règlement (UE) n° 994/2010, adopté ultérieurement, a explicitement introduit une obligation pour les États membres de mettre en place une « capacité bidirectionnelle physique » sur les interconnexions transfrontalières. Le fait que le législateur de l’Union soit intervenu de manière expresse pour imposer une capacité à rebours physique démontre, a contrario, que cette obligation n’était pas implicite dans le règlement n° 715/2009.
Cette distinction confère à la décision une portée essentiellement circonscrite au cadre juridique qui lui était soumis. L’arrêt ne constitue pas une fin de non-recevoir au principe même des flux inversés, qu’ils soient physiques ou virtuels, mais se limite à constater leur absence dans le droit positif applicable au moment des faits. La solution de la Cour, loin de figer l’état du droit, met en lumière une évolution progressive de la réglementation européenne, où des objectifs politiques tels que la sécurité d’approvisionnement et l’intégration du marché se traduisent par des obligations de plus en plus explicites et contraignantes pour les États membres et leurs opérateurs.