Par un arrêt en date du 5 juin 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un renvoi préjudiciel par une juridiction tchèque, a précisé les conditions dans lesquelles les États membres peuvent adopter des normes plus favorables en matière de protection subsidiaire, au sens de la directive 2011/95/UE.
En l’espèce, un ressortissant d’un pays tiers, résidant légalement en République tchèque depuis de nombreuses années, y avait développé une vie privée et familiale stable. Après le rejet d’une demande de prolongation de son titre de séjour, il a sollicité une protection internationale. Il faisait valoir l’absence de liens sociaux et familiaux dans son pays d’origine et le risque de rupture des liens tissés dans l’État membre d’accueil en cas d’éloignement.
La demande de protection internationale a été rejetée à plusieurs reprises par l’autorité administrative compétente. Initialement, les juridictions nationales annulaient ces décisions, considérant qu’une disposition du droit national permettait d’octroyer la protection subsidiaire lorsque l’éloignement du demandeur contrevenait aux obligations internationales de la République tchèque, y compris en cas d’atteinte à la vie privée et familiale. Cependant, un revirement de jurisprudence de la Cour administrative suprême tchèque a limité l’application de cette disposition aux seuls cas où le risque de violation des obligations internationales trouverait sa source dans la situation prévalant dans le pays d’origine. Face à cette nouvelle interprétation et doutant de sa conformité avec le droit de l’Union, la juridiction de renvoi a saisi la Cour de justice.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si la faculté pour un État membre d’adopter des normes plus favorables, prévue par la directive 2011/95, l’autorise à octroyer la protection subsidiaire pour un motif tiré non pas des risques encourus dans le pays d’origine, mais de la violation du droit à la vie privée et familiale qui résulterait de la rupture des liens du demandeur avec l’État membre d’accueil.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, jugeant qu’une telle réglementation est incompatible avec la logique de la protection internationale. Elle opère ainsi une distinction nette entre le champ de la protection internationale et les autres formes de protection, consacrant une interprétation stricte de la finalité de la directive (I), tout en rappelant les obligations alternatives qui incombent aux États membres en matière de droits fondamentaux (II).
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I. La consécration d’une interprétation stricte de la logique de la protection internationale
La Cour de justice encadre strictement la faculté reconnue aux États membres d’adopter des normes plus favorables en matière de protection subsidiaire. Elle en délimite le champ d’application (A) avant de rappeler que le fait générateur de cette protection doit exclusivement être rattaché à la situation prévalant dans le pays d’origine (B).
A. La délimitation du champ des normes plus favorables
L’article 3 de la directive 2011/95 permet aux États membres d’adopter ou de maintenir des « normes plus favorables » pour l’octroi de la protection internationale. La Cour rappelle cependant que cette faculté n’est pas inconditionnelle, puisque ces normes doivent demeurer « compatibles avec [la] directive ». S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, elle précise que cette condition de compatibilité interdit toute disposition nationale qui porterait atteinte à l’économie générale ou aux objectifs du texte. En particulier, est proscrite une norme qui conduirait à reconnaître le statut conféré par la protection subsidiaire dans des situations « dénuées de tout lien avec la logique de protection internationale ».
Par cette formule, la Cour érige la « logique de protection internationale » en critère déterminant pour apprécier la validité d’une norme nationale plus favorable. Il s’agit donc de s’assurer que l’assouplissement des conditions d’octroi de la protection ne dénature pas la finalité même de ce mécanisme, qui est de fournir une protection se substituant à celle du pays d’origine lorsque cette dernière fait défaut. Le raisonnement de la Cour conduit ainsi à exclure du champ de la protection subsidiaire toute situation où le risque allégué ne découle pas, directement ou indirectement, d’une menace émanant du pays d’origine.
B. Le rattachement exclusif des atteintes graves à la situation dans le pays d’origine
Pour justifier cette interprétation, la Cour procède à une analyse systémique de la directive 2011/95. Elle souligne que plusieurs de ses dispositions ancrent l’évaluation de la demande de protection dans la seule situation du pays d’origine. La définition même de la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, à l’article 2, sous f), vise le risque encouru par le demandeur « si elle était renvoyée dans son pays d’origine ». De même, l’article 4, paragraphe 3, impose de tenir compte des « faits pertinents concernant le pays d’origine ».
Plus encore, la Cour relève que la nature des atteintes graves et l’identité de leurs auteurs, décrits aux articles 6 et 15, renvoient à des menaces trouvant leur source dans le pays d’origine, qu’elles émanent de l’État, de partis ou d’organisations qui le contrôlent, ou d’acteurs non étatiques. Elle en déduit logiquement qu’un risque découlant de la rupture des liens avec l’État membre d’accueil ne saurait relever d’une telle configuration. En conséquence, octroyer la protection subsidiaire pour un motif lié à la violation du droit à la vie privée dans l’État membre d’accueil est considéré comme étranger à l’objet de la directive.
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Toutefois, la rigueur de cette conclusion n’exclut pas toute forme de protection pour le demandeur ; elle en redéfinit simplement le cadre juridique, en rappelant l’existence de mécanismes alternatifs.
II. La réaffirmation des mécanismes de protection subsidiaires au régime d’asile
La Cour de justice prend soin de préciser que son interprétation stricte n’a pas pour effet de créer un vide juridique. Elle distingue clairement le régime de la protection internationale des statuts de séjour accordés sur une base nationale (A), tout en rappelant les garanties procédurales qui s’imposent aux États membres en cas d’éloignement (B).
A. La distinction entre protection subsidiaire et protection nationale à titre humanitaire
La portée de l’arrêt est nuancée par une clarification essentielle : l’incompatibilité d’une norme nationale avec l’article 3 de la directive n’interdit pas aux États membres d’octroyer une autre forme de protection. La Cour réaffirme qu’il « est loisible à un État membre d’octroyer, en vertu de son seul droit interne, un droit de séjour pour des raisons humanitaires ». Ce faisant, elle préserve la souveraineté des États en matière d’immigration en dehors du cadre harmonisé du droit d’asile de l’Union.
La principale condition posée est que ce droit de séjour national ne puisse « pas être confondu avec le statut de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire ». Cette distinction est fondamentale. Elle garantit l’intégrité et l’uniformité du régime d’asile européen, tout en permettant aux législations nationales de répondre à des situations humanitaires qui, bien que sérieuses, ne correspondent pas à la logique de la protection internationale. Le droit au respect de la vie privée et familiale, menacé par un éloignement, peut ainsi fonder l’octroi d’un titre de séjour national, mais non celui de la protection subsidiaire au sens du droit de l’Union.
B. Le rappel des garanties procédurales en cas de décision de retour
Anticipant les suites du rejet d’une demande de protection internationale, la Cour se réfère à la directive 2008/115, dite « directive retour ». Elle rappelle que son article 5 impose aux États membres de tenir compte, à tous les stades de la procédure de retour, de « la vie familiale » et de « l’état de santé du ressortissant concerné », ainsi que de respecter le principe de non-refoulement. Bien que le droit à la vie privée ne soit pas explicitement mentionné à cet article, la Cour souligne que les États membres restent tenus par les droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Par conséquent, une décision de retour ou une mesure d’éloignement ne peut être mise en œuvre si elle porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée du ressortissant concerné. L’examen des liens personnels, familiaux et sociaux tissés par l’individu dans l’État membre n’est donc pas écarté ; il est simplement déplacé. Au lieu d’être apprécié au stade de la demande d’asile, il doit l’être dans le cadre de la procédure de retour. La Cour assure ainsi la cohérence du système juridique de l’Union en articulant les garanties offertes par les différents instruments du droit des étrangers.