Cour de justice de l’Union européenne, le 5 mai 1998, n°C-403/96

Par un arrêt en date du 5 mai 1998, la Cour de justice des Communautés européennes a annulé une décision du Tribunal de première instance qui avait déclaré irrecevable le recours en annulation formé par une entreprise privée. Cette dernière contestait un acte de la Commission refusant d’approuver pour financement communautaire un avenant à un contrat de fourniture de blé, destiné à un pays tiers. La Cour, en se prononçant sur la recevabilité de ce recours, a apporté des précisions essentielles sur l’interprétation de la condition d’affectation directe, requise par l’article 173, quatrième alinéa, du traité CE.

Les faits à l’origine du litige concernent une société de négoce international ayant conclu un contrat de vente de blé avec une société d’État chargée par la Fédération de Russie de négocier ces achats. L’opération devait être financée par un prêt accordé par la Communauté à la Fédération de Russie. En cours d’exécution, les parties ont modifié leur contrat, notamment en augmentant le prix de la marchandise. La Commission, dont le rôle était de vérifier la conformité des contrats avec les conditions du financement, a refusé d’approuver cette modification, au motif qu’elle constituait un changement substantiel et non une simple adaptation. La décision de refus fut formellement adressée à l’agent financier de la Fédération de Russie.

La société de négoce a alors saisi le Tribunal de première instance d’un recours en annulation contre cette décision de la Commission. Le Tribunal a rejeté le recours comme irrecevable, estimant que la société requérante n’était pas directement concernée par la décision attaquée. Selon le Tribunal, la décision de la Commission n’affectait pas la validité juridique du contrat commercial et ne modifiait pas ses termes, les parties russes conservant la faculté d’exécuter le contrat à leurs propres frais. La société a formé un pourvoi contre cet arrêt, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit dans son appréciation de la condition d’affectation directe.

La question de droit posée à la Cour de justice était donc de déterminer si une entreprise privée peut être considérée comme directement affectée par une décision de la Commission refusant un financement, lorsque cette décision est adressée à l’agent financier d’un État tiers et que, formellement, l’exécution du contrat commercial demeure juridiquement possible. La Cour a répondu par l’affirmative, cassant l’arrêt du Tribunal. Elle a jugé que la possibilité pour les autorités russes de renoncer au financement communautaire et de payer le prix convenu par leurs propres moyens était purement théorique, compte tenu du contexte économique qui avait précisément justifié l’octroi du prêt. La décision de la Commission a donc directement privé la société de la possibilité d’exécuter le marché aux conditions convenues.

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation extensive de la condition d’affectation directe (I), dont la portée révèle une volonté de renforcer la protection juridictionnelle effective des opérateurs économiques (II).

I. L’appréciation extensive de la condition d’affectation directe

La Cour de justice, pour reconnaître l’affectation directe de l’entreprise requérante, a opéré une analyse qui dépasse l’approche strictement formelle des relations juridiques (A) pour s’attacher à la réalité économique et au contexte dans lequel s’inscrivait l’opération (B).

A. Le dépassement d’une approche purement formelle des relations juridiques

Le Tribunal de première instance avait adopté un raisonnement fondé sur une analyse juridique stricte des rapports entre les différents acteurs. Il avait considéré que « l’intervention de la Commission n’affecte pas la validité juridique du contrat commercial conclu entre la requérante et Exportkhleb et ne modifie pas les termes du contrat, comme les prix convenus par les parties ». Pour le Tribunal, l’autonomie du contrat commercial par rapport à la décision administrative de financement suffisait à écarter l’existence d’une affectation directe. La décision de la Commission n’aurait créé d’effets de droit qu’à l’égard de son destinataire, l’agent financier russe, sans modifier la situation juridique de la société requérante.

La Cour de justice censure cette vision en rappelant que la condition d’affectation directe requiert que « la mesure communautaire incriminée produise directement des effets sur la situation juridique du particulier et qu’elle ne laisse aucun pouvoir d’appréciation aux destinataires de cette mesure ». Or, elle ajoute qu’il en va de même « lorsque la possibilité pour les destinataires de ne pas donner suite à l’acte communautaire est purement théorique ». C’est sur ce dernier point que l’analyse de la Cour se distingue fondamentalement de celle du Tribunal. Elle refuse de s’arrêter à la simple absence de lien de droit direct entre la décision de la Commission et le contrat de l’entreprise pour examiner les conséquences concrètes et inéluctables de l’acte contesté.

B. La prise en compte de la réalité économique et du contexte contractuel

L’élément décisif du raisonnement de la Cour réside dans sa prise en considération du cadre factuel de l’opération. Elle relève que le contrat de fourniture a été conclu en fonction des obligations de financement assumées par la Communauté. Le contexte socio-économique, marqué par « la situation économique et financière critique » de la république bénéficiaire, rendait illusoire toute alternative au financement communautaire. La faculté pour l’acheteur russe de payer le prix plus élevé sans le soutien de la Communauté était donc « purement théorique ».

De surcroît, la Cour analyse la clause suspensive contenue dans le contrat, qui subordonnait son exécution à la reconnaissance de conformité par la Commission. Alors que le Tribunal y voyait une simple manifestation de la volonté des parties ne pouvant conditionner la recevabilité d’un recours, la Cour de justice lui accorde une portée différente. Elle estime que cette clause « n’a fait que refléter […] la subordination économique objective du contrat de fourniture à l’accord de prêt ». En d’autres termes, la clause n’était pas la cause de l’affectation, mais la simple traduction juridique d’une dépendance économique préexistante et déterminante. La décision de la Commission, en empêchant la réalisation de la condition du financement, a ainsi directement privé le contrat de ses effets.

Cette interprétation pragmatique, fondée sur les réalités économiques plutôt que sur les seules apparences juridiques, a une portée significative sur l’accès au prétoire pour les entreprises.

II. La portée de la solution : entre renforcement de la protection juridictionnelle et incertitude juridique

En adoptant une conception réaliste de l’affectation directe, la Cour de justice confirme sa jurisprudence visant à garantir un contrôle juridictionnel effectif (A), non sans soulever des interrogations quant à la prévisibilité du droit pour les institutions communautaires (B).

A. L’élargissement de l’accès au juge pour les opérateurs économiques

Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel qui tend à assouplir les conditions de recevabilité des recours des particuliers pour assurer une protection juridictionnelle complète. En jugeant qu’une absence de marge d’appréciation « purement théorique » équivaut à une absence totale de marge d’appréciation, la Cour évite que l’action administrative de la Communauté n’échappe au contrôle du juge par le simple jeu d’interpositions de tiers. L’acte de la Commission, bien que formellement adressé à l’agent financier russe, avait pour véritable objet et pour effet de déterminer les conditions d’exécution d’un contrat commercial impliquant un opérateur communautaire.

La solution renforce la situation des entreprises qui participent à des programmes financés par la Communauté, notamment dans le cadre de l’aide extérieure. Elle leur offre la possibilité de contester directement les décisions de la Commission qui, en pratique, déterminent la viabilité de leurs opérations commerciales, sans devoir se cantonner à d’hypothétiques et souvent difficiles recours indemnitaires ou à des actions devant les juridictions nationales des pays tiers. La Cour garantit ainsi que les actes des institutions produisant des effets juridiques contraignants, même de manière indirecte mais certaine, puissent faire l’objet d’un recours en annulation.

B. Une source potentielle d’insécurité pour les institutions communautaires

Si l’arrêt est favorable à la protection des droits des administrés, il introduit également une part d’incertitude pour l’institution auteur de l’acte. En effet, l’appréciation du caractère « purement théorique » de la marge de manœuvre d’un destinataire tiers contraint la Commission à une analyse prospective et contextuelle délicate. Elle ne peut plus se fier uniquement à la structure formelle des relations juridiques pour évaluer la portée de ses décisions. Elle doit anticiper les contraintes économiques et factuelles pesant sur les destinataires de ses actes pour déterminer si des tiers pourraient être directement affectés.

Cette exigence pourrait complexifier l’action administrative, en obligeant les institutions à documenter et à justifier leur appréciation de la situation concrète des acteurs impliqués dans des chaînes contractuelles complexes. La frontière entre une marge d’appréciation réelle, même limitée, et une marge « purement théorique » peut s’avérer difficile à tracer, créant une insécurité juridique quant à la recevabilité potentielle de recours émanant de tiers. Néanmoins, cet inconvénient apparaît comme le corollaire nécessaire au respect du principe d’une protection juridictionnelle effective, principe fondamental dans une communauté de droit.

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Hassan KOHEN
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