Par un arrêt en date du 5 mai 2022, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser l’interprétation de l’obligation de prévention de la détérioration de l’état des masses d’eau de surface, telle qu’elle est issue de la directive-cadre sur l’eau du 23 octobre 2000.
En l’espèce, une association de protection de l’environnement a formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État français en vue d’obtenir l’annulation d’un décret. Ce dernier prévoyait que, pour apprécier la compatibilité d’un projet avec l’objectif de non-détérioration de la qualité des eaux, il n’était pas tenu compte des « impacts temporaires de courte durée et sans conséquences de long terme ». L’association requérante soutenait que cette disposition réglementaire méconnaissait l’article 4 de la directive, lequel impose de prévenir toute détérioration de l’état des masses d’eau, sauf dérogation expresse. Le gouvernement défendait la conformité du texte au droit de l’Union, arguant qu’une telle exception était possible et releverait, le cas échéant, des dérogations prévues pour les nouvelles activités de développement humain durable.
Saisi de ce litige, le Conseil d’État a sursis à statuer et a adressé à la Cour de justice une question préjudicielle. Il était ainsi demandé à la Cour si l’article 4 de la directive-cadre sur l’eau devait être interprété comme permettant aux États membres, lorsqu’ils autorisent un projet, d’ignorer ses impacts temporaires de courte durée et sans conséquences à long terme sur l’état des eaux de surface. En cas de réponse affirmative, il était demandé de préciser les conditions dans lesquelles une telle autorisation pourrait être accordée.
La Cour répond par la négative à la première question, jugeant que le droit de l’Union s’oppose à une telle pratique. Elle affirme que l’obligation de prévenir la détérioration de l’état d’une masse d’eau s’applique également aux détériorations de caractère temporaire. Par conséquent, un projet susceptible d’engendrer une telle détérioration, même temporaire, ne peut être autorisé que s’il remplit les conditions strictes de l’une des dérogations prévues par la directive, notamment à son article 4, paragraphe 7.
La Cour renforce ainsi la portée du principe de non-détérioration (I), tout en clarifiant les conditions d’autorisation des projets ayant un impact sur les masses d’eau (II).
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I. Le renforcement du principe de non-détérioration de l’état des masses d’eau
La décision réaffirme avec force le caractère impératif de l’objectif de non-détérioration, en confirmant sa nature contraignante pour les projets individuels (A) et en rejetant explicitement la création d’une exemption pour les impacts considérés comme temporaires (B).
A. La confirmation du caractère contraignant de l’objectif
La Cour rappelle tout d’abord que l’article 4 de la directive 2000/60 n’énonce pas de simples objectifs programmatiques mais déploie des effets contraignants à chaque étape de sa mise en œuvre. Elle s’appuie sur sa jurisprudence antérieure pour souligner que l’obligation de prévenir la dégradation s’applique non seulement aux plans de gestion globaux, mais aussi aux projets particuliers. Ainsi, « l’obligation de prévenir la détérioration de l’état des masses d’eau de surface reste contraignante à chaque stade de la mise en œuvre de la directive 2000/60 et est applicable à tout type et à tout état de masse d’eau de surface ». L’autorisation de tout projet est donc subordonnée à la vérification de sa compatibilité avec cet objectif fondamental.
Cette approche maximaliste confère un statut autonome à l’obligation de prévention, distincte de l’obligation d’amélioration visant à atteindre un « bon état » des eaux. La Cour précise que les autorités nationales doivent refuser l’autorisation d’un projet s’il est susceptible de détériorer l’état de la masse d’eau concernée. Cette obligation de contrôle préalable s’impose avant toute décision, garantissant que les objectifs environnementaux de la directive ne soient pas compromis par une succession de décisions individuelles. La Cour consolide une interprétation qui fait de la prévention de la détérioration un pilier essentiel et non négociable de la politique de l’Union dans le domaine de l’eau.
B. Le refus d’une exemption pour les impacts temporaires
Le cœur de l’arrêt réside dans le refus d’admettre qu’un impact, au seul motif qu’il serait temporaire et de courte durée, puisse être écarté de l’analyse de compatibilité d’un projet. La Cour développe un raisonnement systémique pour s’opposer à la thèse du gouvernement français. Elle observe que la directive elle-même organise un régime dérogatoire pour les détériorations temporaires à son article 4, paragraphe 6, mais le limite à des circonstances exceptionnelles et imprévisibles, telles que les catastrophes naturelles ou les accidents.
Pour la Cour, l’existence de cette dérogation spécifique confirme a contrario que le principe général posé à l’article 4, paragraphe 1, inclut bien l’interdiction des détériorations temporaires. Elle énonce clairement que « le fait de prévoir, à l’article 4, paragraphe 6, de cette directive, une dérogation pour une telle détérioration confirme que l’article 4, paragraphe 1, sous a), i), de ladite directive oblige les États membres à prévenir également cette détérioration ». Une interprétation contraire viderait de sa substance le régime dérogatoire et créerait une brèche dans l’édifice protecteur de la directive. La notion de « détérioration » est entendue de manière stricte, comme la dégradation d’une classe d’un seul des éléments de qualité pertinents, même si l’état global de la masse d’eau n’est pas affecté.
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II. La portée de la décision sur l’autorisation des projets
En définissant un cadre juridique strict, la Cour encadre l’action des autorités nationales en rappelant la primauté du droit de l’Union sur les documents administratifs d’orientation (A) et en consacrant le mécanisme dérogatoire comme la seule voie de passage pour les projets ayant un impact négatif (B).
A. La primauté du droit sur les documents d’orientation administrative
Le gouvernement français, pour étayer son argumentation, s’était référé à un document d’orientation élaboré par les administrations des États membres et de la Commission. Ce document suggérait que les impacts temporaires de courte durée et sans conséquences de long terme pouvaient ne pas être considérés comme une détérioration au sens de la directive. La Cour écarte cet argument avec fermeté.
Elle prend soin de relever que l’avocat général a souligné « le caractère juridiquement non contraignant » de ce type de document. La Cour signifie par là que l’interprétation des directives relève de sa compétence exclusive et ne saurait être dictée par des lignes directrices administratives, qui, bien qu’utiles, n’ont pas de valeur normative. Cette position réaffirme le principe de la hiérarchie des normes et garantit la sécurité juridique. En refusant de suivre une interprétation administrative qui affaiblirait la portée de l’obligation de non-détérioration, la Cour rappelle aux États membres qu’ils ne peuvent se prévaloir de documents informels pour contourner les exigences claires du droit de l’Union.
B. La consécration du mécanisme dérogatoire comme seule voie possible
L’arrêt ne conduit pas à une interdiction absolue de tout projet ayant un impact temporaire sur l’état des eaux. La Cour précise au contraire la seule procédure légale permettant d’autoriser de tels projets. Lorsqu’il est établi qu’un projet est susceptible de provoquer une détérioration, même temporaire, il ne peut être autorisé que si les conditions cumulatives prévues à l’article 4, paragraphe 7, de la directive sont remplies. Cette disposition permet de déroger au principe de non-détérioration pour des projets répondant à un intérêt général majeur, à condition notamment que toutes les mesures pratiques soient prises pour atténuer l’incidence négative et qu’il n’existe pas d’autre solution moins dommageable pour l’environnement.
La Cour se montre pragmatique en indiquant que cette voie reste ouverte, y compris pour des projets de « renaturation » qui pourraient paradoxalement causer une détérioration temporaire durant les travaux. Elle précise que, pour de tels projets, il sera vraisemblablement aisé de démontrer que les bénéfices pour l’environnement ou la société l’emportent sur les inconvénients. La solution retenue est donc que « ce programme ou ce projet ne peut, même si cette détérioration est de caractère temporaire, être autorisé que si les conditions prévues à l’article 4, paragraphe 7, de ladite directive sont remplies ». En fermant la porte à une exemption informelle, la Cour oblige les autorités à recourir à la procédure de dérogation formelle, assurant ainsi une motivation explicite, une transparence et un contrôle juridictionnel des décisions autorisant des projets ayant un impact sur les milieux aquatiques.