Cour de justice de l’Union européenne, le 5 mars 2015, n°C-93/13

Par un arrêt du 13 décembre 2012, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant sur pourvoi, s’est prononcée sur les conditions d’imputation d’une infraction au droit de la concurrence au sein d’un groupe de sociétés ainsi que sur les modalités de calcul des sanctions pécuniaires. En l’espèce, la Commission européenne avait infligé une amende à plusieurs entreprises pour leur participation à une entente sur le marché du caoutchouc chloroprène. La responsabilité de l’infraction avait été imputée à une filiale ainsi qu’à sa société mère faîtière, laquelle détenait la quasi-totalité de son capital. Le montant de l’amende avait été majoré pour tenir compte d’une circonstance aggravante de récidive, en raison d’infractions similaires commises par d’autres sociétés du même groupe par le passé.

Saisi d’un recours, le Tribunal de l’Union européenne avait confirmé l’imputation de l’infraction à la société mère, mais avait réduit le montant de l’amende. Il avait notamment considéré que la circonstance de récidive ne pouvait être retenue à l’encontre de la société mère, car celle-ci n’avait pas été destinataire des communications des griefs dans les affaires antérieures. Le Tribunal avait également diminué un coefficient multiplicateur appliqué à des fins dissuasives, estimant qu’il portait atteinte au principe d’égalité de traitement. La Cour de justice, saisie de pourvois formés tant par les entreprises que par la Commission, a été amenée à clarifier la portée de la notion d’entreprise en droit de la concurrence. Il lui revenait de déterminer si une société mère peut être tenue pour responsable du comportement de sa filiale sur la seule base de sa participation majoritaire et si la récidive peut lui être opposée pour des faits commis antérieurement par une autre entité du groupe. Se posait également la question de l’étendue du contrôle exercé par le juge de l’Union sur le calcul des amendes.

La Cour de justice rejette les deux pourvois, confirmant ainsi la solution du Tribunal mais en procédant à une substitution de motifs sur un point essentiel. Elle valide l’imputation de l’infraction à la société mère en vertu de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante. Toutefois, elle juge que la récidive ne pouvait être appliquée à la société mère, non pas en raison d’une violation des droits de la défense dans les procédures antérieures, mais parce que la décision de la Commission était insuffisamment motivée sur ce point. La Cour confirme enfin la réduction de l’amende opérée par le Tribunal au nom du principe d’égalité de traitement. Cet arrêt illustre une conception extensive de la responsabilité au sein des groupes de sociétés, tout en rappelant les garanties procédurales strictes qui encadrent le pouvoir de sanction de la Commission.

La décision de la Cour de justice consacre une vision large de l’unité économique pour l’imputation de l’infraction (I), tout en soumettant le pouvoir répressif de la Commission à un contrôle juridictionnel rigoureux (II).

I. La consécration d’une conception extensive de l’unité économique

La Cour réaffirme avec force les solutions jurisprudentielles permettant d’imputer une infraction à des entités qui n’ont pas directement participé aux agissements anticoncurrentiels. Elle confirme ainsi la portée de la présomption d’influence déterminante exercée par une société mère (A) avant de valider l’application du principe de la succession économique entre sociétés d’un même groupe (B).

A. La confirmation de la présomption d’influence déterminante de la société mère

L’arrêt apporte une précision utile sur la responsabilité d’une société holding pour les agissements de ses filiales. La Cour rappelle que, lorsqu’une société mère détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale, elle est présumée exercer une influence déterminante sur le comportement de cette dernière. Cette présomption, qualifiée de réfragable, permet de considérer les deux entités comme une seule entreprise au sens du droit de la concurrence. En l’espèce, les requérantes tentaient de renverser cette présomption en invoquant l’absence d’implication de la société mère dans l’activité concernée et l’autonomie décisionnelle de la filiale.

La Cour balaye ces arguments en se fondant sur une jurisprudence constante. Elle énonce qu’il « suffit que la Commission prouve que la totalité ou la quasi-totalité du capital d’une filiale est détenue par sa société mère pour considérer que ladite présomption est remplie ». Il incombe alors à la société mère d’apporter des preuves suffisantes pour démontrer l’autonomie réelle de sa filiale sur le marché. L’arrêt souligne la difficulté pratique de renverser cette présomption, sans pour autant la rendre irréfragable. En validant le raisonnement du Tribunal, la Cour confirme que des éléments d’ordre organisationnel général ne suffisent pas à prouver que la filiale déterminait sa politique commerciale de manière indépendante. La solution renforce considérablement l’efficacité de l’action de la Commission à l’encontre des groupes de sociétés complexes.

Cette approche fonctionnelle de l’entreprise s’étend également à la transmission de la responsabilité infractionnelle lors de restructurations internes au groupe.

B. L’application du critère de la continuité économique

Le second apport de l’arrêt quant à l’imputation de la responsabilité concerne la situation d’une société ayant repris l’activité économique d’une autre entité du même groupe. Le Tribunal avait jugé que le comportement infractionnel d’une société pouvait être imputé à celle qui lui avait succédé dans l’activité en cause, nonobstant la survie juridique de la première. Les requérantes contestaient cette analyse en arguant que le principe de responsabilité personnelle faisait obstacle à une telle imputation.

La Cour de justice écarte cette critique en se fondant sur le concept de continuité économique. Elle juge que, lorsque deux entités « ont été sous le contrôle de la même personne et ont, eu égard aux liens étroits qui les unissent sur le plan tant économique qu’organisationnel, appliqué pour l’essentiel les mêmes directives commerciales », une imputation est possible. Cette solution vise à éviter que des restructurations internes ne permettent à une entreprise d’échapper à sa responsabilité. La Cour précise que l’imputation à l’entité cessionnaire n’est pas subordonnée à la disparition juridique ou économique de l’entité cédante. Elle confirme ainsi une jurisprudence antérieure qui privilégie l’identité de l’opérateur économique sur celle de la structure juridique, assurant la pleine portée de l’effet dissuasif des amendes.

Après avoir ainsi délimité les contours de l’entreprise responsable, la Cour se penche sur les modalités de la sanction, exerçant un contrôle approfondi sur les choix de la Commission.

II. Un contrôle juridictionnel rigoureux des sanctions pécuniaires

L’arrêt se distingue par l’examen minutieux auquel la Cour soumet le calcul de l’amende. Si elle invalide la majoration pour récidive appliquée à la société mère, ce n’est pas pour les motifs retenus par le Tribunal, mais en raison d’un défaut de motivation (A). Elle confirme par ailleurs la compétence du juge pour moduler la sanction au nom du respect des principes généraux du droit (B).

A. Le rejet de la récidive pour défaut de motivation

Le point le plus novateur de la décision réside dans le raisonnement suivi pour écarter la circonstance aggravante de récidive à l’encontre de la société mère. Le Tribunal avait jugé que la récidive ne pouvait être retenue car l’entreprise n’avait pas été destinataire d’une communication des griefs dans les affaires antérieures, ce qui portait atteinte à ses droits de la défense. La Cour de justice censure cette approche et procède à une substitution de motifs. Elle affirme que le respect des droits de la défense n’exige pas que la société mère ait été partie à la procédure initiale. En revanche, il est impératif que « la communication des griefs qui est adressée à cette dernière doit contenir les éléments justifiant que les conditions de la récidive sont remplies ».

La Cour constate en l’espèce que la décision de la Commission était manifestement lacunaire. Le simple renvoi à des décisions antérieures sanctionnant des filiales du groupe, sans expliquer en quoi la société mère formait déjà une unité économique avec elles à l’époque, est jugé insuffisant. En affirmant que la décision ne contenait « manifestement aucune motivation permettant à [la société] de se défendre et au juge de l’Union d’exercer son contrôle », la Cour réaffirme l’exigence de motivation comme une garantie fondamentale. Cette solution clarifie les obligations de la Commission lorsqu’elle entend se prévaloir de la récidive au niveau d’un groupe, tout en préservant la possibilité de le faire si sa décision est suffisamment étayée.

Ce contrôle de légalité strict se double d’une reconnaissance du pouvoir du juge d’apprécier la proportionnalité de la sanction.

B. La validation du contrôle de proportionnalité de la sanction

Le dernier enseignement de l’arrêt concerne la majoration de l’amende à des fins dissuasives. La Commission avait appliqué un coefficient multiplicateur plus élevé aux requérantes qu’à une autre entreprise participante à l’entente, en se fondant sur leur chiffre d’affaires global. Le Tribunal avait réduit ce coefficient, estimant que la différence de traitement n’était pas justifiée et violait le principe d’égalité de traitement. La Commission contestait cette réduction devant la Cour, invoquant une violation de son pouvoir d’appréciation.

La Cour de justice rejette l’argumentation de la Commission et confirme la démarche du Tribunal. Elle estime que le juge de l’Union, dans le cadre de sa compétence de pleine juridiction, peut contrôler si le montant de l’amende est proportionné et respecte le principe d’égalité de traitement. En l’occurrence, elle valide le raisonnement du Tribunal qui avait jugé que le choix d’un coefficient de 1,4 n’était « pas adéquat eu égard à la différence de chiffre d’affaires » entre les entreprises concernées. Cet aspect de la décision confirme que, si la Commission dispose d’une marge d’appréciation pour fixer les amendes, ses choix ne sont pas discrétionnaires et demeurent soumis à un contrôle juridictionnel complet. Le juge peut ainsi corriger des sanctions qu’il estimerait inéquitables ou disproportionnées au regard de la situation objective des différentes entreprises impliquées.

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Hassan KOHEN
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