Par un arrêt rendu le 5 mars 2020, la Cour de justice de l’Union européenne annule une décision du Tribunal de l’Union européenne du 25 septembre 2018. Le litige portait sur le droit des marques de l’Union européenne. Il concernait un conflit entre une marque collective verbale enregistrée et une demande d’enregistrement d’une marque figurative postérieure.
En l’espèce, une société avait déposé une demande de marque figurative pour des produits à base de viande et de fromage. Une fondation, titulaire d’une marque collective antérieure protégeant la dénomination d’un fromage traditionnel, a formé une opposition à cet enregistrement. L’opposition, fondée sur le risque de confusion entre les deux signes, a été rejetée par la division d’opposition puis par la chambre de recours de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO). Le Tribunal de l’Union européenne, saisi d’un recours par la fondation, a confirmé le rejet de l’opposition. Il a jugé que la protection de la dénomination en cause, également enregistrée en tant qu’appellation d’origine protégée (AOP), relevait exclusivement du règlement spécifique aux AOP, et non du régime général des marques. La fondation a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, arguant que le Tribunal avait commis une erreur de droit en excluant l’application du régime de protection des marques collectives.
Le problème de droit soulevé par cette affaire était donc de savoir si le titulaire d’une marque collective, dont le signe est également protégé en tant qu’appellation d’origine, peut se prévaloir du régime général du droit des marques pour s’opposer à une nouvelle demande d’enregistrement. Plus précisément, il s’agissait de déterminer si le régime de protection spécifique des appellations d’origine primait et excluait l’application du régime de protection des marques collectives.
La Cour de justice répond par l’affirmative à la première question. Elle casse l’arrêt du Tribunal en affirmant que les deux systèmes de protection sont autonomes et que le titulaire d’une marque collective peut invoquer les droits qui y sont attachés, indépendamment de toute autre protection. La Cour de justice a donc « annulé » l’arrêt du Tribunal et lui a « renvoyé » l’affaire pour qu’il statue sur le fond du risque de confusion.
La décision de la Cour de justice clarifie l’articulation entre différents régimes de protection de la propriété intellectuelle. Elle censure une interprétation restrictive des droits du titulaire d’une marque collective (I), avant d’affirmer la coexistence et l’autonomie des systèmes de protection (II).
I. La censure de l’exclusion du droit commun des marques
La Cour de justice a sanctionné l’analyse du Tribunal qui avait neutralisé les prérogatives attachées à la marque collective. Cette censure résulte d’une contestation de l’erreur de droit commise par les juges du fond (A) qui a mené au rétablissement de la pleine applicabilité du régime de la marque collective (B).
A. L’erreur de droit du Tribunal dans l’appréciation du conflit normatif
Le Tribunal avait estimé que le conflit devait être résolu sous l’angle exclusif du règlement portant sur la protection des appellations d’origine protégées. Son raisonnement reposait sur l’idée d’une *lex specialis*, considérant que la protection spécifique accordée à une AOP devait l’emporter sur le régime général de la marque. En agissant ainsi, le Tribunal a privé le titulaire de la marque collective de la faculté d’invoquer le risque de confusion, un fondement classique du droit de l’opposition en matière de marques. Cette approche créait une hiérarchie entre les protections, où l’existence d’un droit spécifique anéantissait les garanties offertes par un droit plus général.
Cette interprétation restrictive ne trouvait pourtant pas de fondement explicite dans les textes. Elle aboutissait à une situation paradoxale où l’obtention d’une protection supplémentaire, en l’occurrence une AOP, affaiblissait en réalité le champ de protection global du signe. Le titulaire se voyait contraint d’agir sur un terrain juridique unique, alors même qu’il avait valablement enregistré son signe sous deux régimes distincts. La Cour de justice a donc jugé que le Tribunal avait « commis une erreur de droit en jugeant que la protection de la dénomination […] en tant qu’appellation d’origine faisait obstacle à ce que la marque collective […] puisse être invoquée dans une procédure d’opposition ».
B. Le rétablissement de l’autonomie du régime de la marque collective
En annulant l’arrêt, la Cour de justice rappelle un principe fondamental : l’autonomie des régimes de protection. L’enregistrement d’un signe en tant que marque collective confère un ensemble de droits propres, notamment le droit de s’opposer à l’enregistrement de signes postérieurs susceptibles de créer un risque de confusion dans l’esprit du public. Ce droit ne saurait être conditionné par l’existence ou non d’une protection parallèle au titre d’une AOP. Chaque système de protection a ses propres conditions, sa propre portée et ses propres finalités, qui peuvent se cumuler.
La Cour souligne que le titulaire d’un signe dispose de la liberté de choisir le fondement juridique le plus approprié pour défendre ses intérêts. En l’espèce, la fondation était donc parfaitement légitime à fonder son opposition sur le régime de la marque collective. Le renvoi de l’affaire devant le Tribunal impose à ce dernier d’examiner l’affaire non plus sous l’angle de la concurrence des régimes, mais bien sur le fond, c’est-à-dire en appréciant concrètement le risque de confusion entre les signes « Halloumi » et « bbqloumi ».
Cette décision réaffirme la plénitude des droits attachés à la marque collective et en précise la portée.
II. La portée de la coexistence des droits de propriété intellectuelle
Au-delà du cas d’espèce, l’arrêt emporte des conséquences significatives sur la stratégie de protection des signes distinctifs. Il consacre une protection renforcée pour les titulaires de droits multiples (A) tout en clarifiant l’articulation entre les différents instruments de protection offerts par le droit de l’Union (B).
A. Le renforcement de la protection des titulaires de signes enregistrés
La solution retenue par la Cour de justice est favorable aux producteurs et associations qui cherchent à valoriser leurs produits par des signes de qualité. Elle leur permet de cumuler les protections sans craindre qu’un régime n’en neutralise un autre. Un titulaire peut ainsi bénéficier simultanément de la protection absolue d’une AOP contre l’usurpation de la dénomination, et de la protection plus large d’une marque contre des signes simplement similaires, sur le fondement du risque de confusion. Cette faculté de choisir l’arme juridique la plus pertinente augmente considérablement l’efficacité de la défense de leurs droits de propriété intellectuelle.
Cela offre une flexibilité stratégique précieuse. Par exemple, le critère du risque de confusion, propre au droit des marques, peut s’avérer plus aisé à démontrer dans certaines situations que les conditions strictes de l’évocation d’une AOP. La décision confirme que les titulaires de droits ne doivent pas être pénalisés pour avoir cherché à consolider la protection de leurs actifs immatériels par divers moyens légaux. L’arrêt constitue donc une incitation à une utilisation coordonnée et cumulative des différents outils de propriété intellectuelle.
B. La clarification de l’articulation entre protections spécifiques et droit commun
Cet arrêt revêt une portée de principe en matière d’articulation des normes. Il pose clairement qu’en droit de la propriété intellectuelle de l’Union, les régimes spécifiques de protection ne sont pas, par défaut, exclusifs des régimes généraux. Sauf disposition contraire expresse, les protections s’additionnent et ne se substituent pas les unes aux autres. Cette solution garantit la sécurité juridique et la prévisibilité pour les opérateurs économiques.
En refusant d’établir une hiérarchie implicite qui aurait affaibli le droit commun des marques, la Cour préserve la cohérence du système. Elle évite une fragmentation du droit où chaque signe distinctif serait enfermé dans un régime unique et étanche. La décision promeut une vision intégrée, où les différents instruments interagissent pour former un réseau de protection complet et robuste. Cette jurisprudence sera probablement appelée à s’appliquer à d’autres situations de cumul de droits, par exemple entre marques et dessins ou modèles, ou entre marques et droits d’auteur, renforçant ainsi la position des titulaires de droits intellectuels.