Par un arrêt du 5 novembre 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le champ d’application de la directive 80/987/CEE, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur. Cette décision intervient dans un contexte où la protection sociale des travailleurs est confrontée à la complexité des situations migratoires.
En l’espèce, un ressortissant de pays tiers, employé aux Pays-Bas, s’est vu privé de son titre de séjour à partir de l’année 2007. Son employeur, pour lequel il continuait de travailler et qui versait des cotisations sociales, a été déclaré en faillite en 2008, laissant impayées plusieurs créances salariales. L’intéressé a alors sollicité le bénéfice de l’indemnité d’insolvabilité auprès de l’organisme national compétent. Cette demande lui a été refusée au motif que la législation néerlandaise, en l’occurrence la loi sur le chômage, excluait de la notion de « travailleur salarié » les ressortissants de pays tiers ne résidant pas légalement sur le territoire. Saisi du litige, le Centrale Raad van Beroep a constaté une contradiction : si le droit de la sécurité sociale néerlandais niait la qualité de travailleur salarié au requérant, le droit civil la lui reconnaissait pleinement, lui ouvrant droit à une rémunération pour le travail accompli.
La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle réglementation nationale avec la directive 80/987. La question posée était de savoir si cette directive s’oppose à ce qu’un État membre exclue du bénéfice de la garantie contre l’insolvabilité un travailleur au seul motif de l’irrégularité de son séjour, alors même que ce travailleur est reconnu comme tel par le droit interne régissant les relations de travail. La Cour répond par l’affirmative, estimant qu’une telle exclusion est contraire aux objectifs de la directive.
Cette solution conduit à examiner la définition extensive de la notion de travailleur salarié retenue par la Cour (I), avant d’analyser la portée de cette décision qui renforce la protection sociale indépendamment du statut de séjour (II).
I. L’interprétation téléologique de la notion de « travailleur salarié »
La Cour de justice encadre la marge d’appréciation des États membres en affirmant la primauté de l’existence d’une relation de travail (A), ce qui la conduit logiquement à rejeter une exclusion fondée sur la seule situation administrative du travailleur (B).
A. La primauté de l’existence d’une relation de travail
La Cour rappelle que si la directive 80/987/CEE renvoie au droit national pour la définition du terme « travailleur salarié », cette compétence n’est pas illimitée. L’article 2, paragraphe 2, de la directive dispose qu’elle « ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition » de ce terme. Cependant, les États membres ne sauraient user de cette faculté pour vider la directive de sa substance et compromettre sa finalité. Le raisonnement de la Cour s’appuie sur le champ d’application de la directive elle-même, qui vise à protéger « les créances des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail ».
Dès lors, l’élément déterminant pour l’application de la directive est l’existence d’un lien de subordination caractérisant une relation de travail, d’où naissent des créances de rémunération. En l’espèce, le droit civil néerlandais reconnaissait l’existence d’un tel contrat et le droit du travailleur à sa rémunération. Pour la Cour, priver de la protection contre l’insolvabilité une personne que le droit national qualifie par ailleurs de travailleur pour les aspects fondamentaux de sa relation contractuelle serait contradictoire et mettrait en péril l’effet utile de la protection européenne.
B. Le rejet d’une exclusion fondée sur la situation de séjour
La Cour de justice s’appuie sur la finalité sociale de la directive, qui est de « garantir un minimum de protection à tous les travailleurs salariés au niveau de l’Union en cas d’insolvabilité de l’employeur ». Elle juge qu’exclure une catégorie de travailleurs du bénéfice de cette protection en raison de l’irrégularité de leur séjour est incompatible avec cet objectif. Une telle exclusion n’est pas prévue par les dérogations limitativement énumérées à l’article 1er de la directive, lesquelles sont d’ailleurs conditionnées à l’existence d’une protection équivalente.
En outre, la Cour écarte l’argument selon lequel l’application de la directive aux travailleurs en situation irrégulière serait contraire à la politique d’immigration de l’Union. Elle souligne que la directive ne conditionne aucunement son application à la régularité du séjour. Le fait qu’un travailleur n’ait pas le droit de travailler n’annule pas la réalité de la prestation de travail effectuée ni la créance de salaire qui en découle. Cette approche pragmatique empêche qu’une situation d’illégalité, souvent profitable à l’employeur, ne se retourne doublement contre le salarié en le privant de ses droits sociaux fondamentaux.
II. La portée renforcée de la protection contre l’insolvabilité patronale
La décision de la Cour se distingue par sa cohérence au regard des principes du droit du travail (A) et affirme une portée protectrice qui tend à se détacher des contingences du droit au séjour (B).
A. La valeur de la solution : une cohérence juridique et sociale
La valeur de cet arrêt réside dans sa grande cohérence. En liant le droit à la garantie d’insolvabilité à l’existence effective d’une relation de travail et au paiement de cotisations, la Cour prévient une situation inéquitable. L’employeur avait bénéficié du travail du salarié et s’était acquitté, au moins un temps, de ses obligations sociales. Permettre à l’organisme de garantie de refuser son intervention reviendrait à créer un effet d’aubaine pour le système de protection sociale, qui aurait perçu des cotisations sans fournir la contrepartie pour laquelle il a été institué.
Cette solution évite de faire peser sur le seul travailleur les conséquences d’une situation de travail illégale à laquelle l’employeur a activement participé. En effet, comme le note la Cour, la législation nationale peut prévoir des mesures pour « éviter des abus », mais une exclusion générale et automatique des travailleurs en situation irrégulière ne saurait être assimilée à une telle mesure. L’arrêt réaffirme ainsi que la protection sociale attachée au statut de travailleur ne doit pas être un instrument de contrôle des politiques migratoires, mais bien une garantie contre les risques sociaux, au premier rang desquels figure la défaillance de l’employeur.
B. La portée de la décision : vers une protection sociale détachée du statut de séjour
La portée de cet arrêt est considérable. Il affirme que la qualité de travailleur salarié, au sens du droit social européen, découle de la réalité d’une prestation de travail subordonnée, et non de la régularité administrative de la situation de la personne. La protection contre l’insolvabilité est ainsi attachée à la relation de travail elle-même, et non au statut du travailleur sur le territoire. Cette jurisprudence établit une forme d’universalité de la protection sociale en cas de faillite de l’employeur, s’appliquant à toute personne ayant effectivement travaillé et pour laquelle des contributions ont été versées.
En définitive, la Cour ne légitime pas le travail irrégulier mais en tire les conséquences logiques sur le plan de la protection sociale. Elle juge qu’à partir du moment où une relation de travail a existé et a donné lieu à des créances salariales, la protection minimale prévue par le droit de l’Union doit s’appliquer. Cette décision renforce la protection des individus les plus vulnérables sur le marché du travail et envoie un signal clair : l’exploitation de la main-d’œuvre en situation irrégulière ne saurait être encouragée par une défaillance organisée des mécanismes de solidarité sociale.