Cour de justice de l’Union européenne, le 5 novembre 2019, n°C-192/18

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur un recours en manquement introduit par une institution de l’Union à l’encontre d’un État membre. Ce dernier avait adopté une loi réformant l’organisation de ses juridictions de droit commun, modifiant notamment l’âge de départ à la retraite des magistrats. Cette loi instaurait un âge de retraite de 60 ans pour les femmes et de 65 ans pour les hommes. Parallèlement, elle conférait au ministre de la Justice le pouvoir discrétionnaire d’autoriser les magistrats à poursuivre l’exercice de leurs fonctions au-delà de ce nouvel âge légal. Saisie par l’institution requérante, qui estimait ces dispositions contraires au droit de l’Union, la Cour était amenée à examiner la compatibilité de la réforme avec les principes d’égalité de traitement et d’indépendance de la justice. Après avoir écarté les arguments de l’État membre relatifs à une prétendue perte d’objet du litige, la Cour a procédé à l’examen des deux griefs soulevés. La question de droit qui se posait était double. D’une part, la fixation d’un âge de départ à la retraite différent pour les magistrats selon leur sexe constitue-t-elle une discrimination prohibée par l’article 157 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et la directive 2006/54/CE ? D’autre part, le pouvoir discrétionnaire accordé à un membre du pouvoir exécutif pour prolonger la carrière des juges porte-t-il atteinte à l’exigence d’indépendance juridictionnelle garantie par l’article 19 du Traité sur l’Union européenne ? La Cour de justice répond par l’affirmative à ces deux questions, constatant ainsi le double manquement de l’État membre. Elle juge que la différenciation de l’âge de la retraite constitue une discrimination directe fondée sur le sexe en matière de rémunération et que le pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice méconnaît le principe d’indépendance des juges.

L’analyse de la Cour s’articule en deux temps, correspondant aux deux manquements constatés. Elle examine d’abord la violation du principe d’égalité de traitement en raison de la différence d’âge de la retraite (I), avant de se prononcer sur l’atteinte portée à l’indépendance de la justice (II).

I. La sanction d’une discrimination fondée sur le sexe dans l’accès à la retraite

La Cour commence par vérifier si les régimes de retraite des magistrats entrent dans le champ d’application du droit de l’Union en matière d’égalité de rémunération, ce qui lui permet de qualifier la mesure de discriminatoire (A). Elle écarte ensuite les justifications avancées par l’État membre, confirmant le caractère illicite de la différenciation (B).

A. L’assujettissement des pensions de magistrats au principe d’égalité de rémunération

Pour déterminer si l’article 157 TFUE était applicable, la Cour devait établir que les pensions des magistrats constituaient bien une « rémunération » au sens de ce texte. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « relève notamment du champ d’application de l’article 157 TFUE la pension qui n’intéresse qu’une catégorie particulière de travailleurs, qui est directement fonction du temps de service accompli et dont le montant est calculé sur la base du dernier traitement ». La Cour applique méthodiquement ces trois critères au cas d’espèce. Elle constate que les régimes de pension concernent bien des catégories particulières de travailleurs, à savoir les juges et les procureurs. Ensuite, le montant de la pension est fixé à 75 % du dernier traitement, remplissant ainsi le critère relatif au calcul sur la base de la dernière rémunération. Enfin, et de manière décisive, la Cour juge que la pension est directement fonction du temps de service, car le traitement de base et la prime d’ancienneté, qui en sont les deux composantes, évoluent tous deux en fonction de l’ancienneté. Par ce raisonnement, la Cour ancre solidement le régime de retraite des magistrats dans le concept de rémunération, rendant ainsi le principe de non-discrimination pleinement applicable.

B. La condamnation d’une différence d’âge de retraite injustifiée

Une fois l’applicabilité de l’article 157 TFUE et de la directive 2006/54 établie, la constatation de la discrimination devient inéluctable. La Cour rappelle que la fixation d’une condition d’âge différente selon le sexe pour l’octroi d’une pension est contraire à ces dispositions. La loi nationale, en fixant l’âge de la retraite à 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes, instaure une discrimination directe. L’argument de l’État membre, selon lequel cette mesure constituerait une « action positive » destinée à compenser les désavantages de carrière subis par les femmes, est fermement rejeté. La Cour réaffirme sa position de principe en la matière, en jugeant que « la fixation, pour le départ à la retraite, d’une condition d’âge différente selon le sexe n’est pas de nature à compenser les désavantages auxquels sont exposées les carrières des fonctionnaires féminins en aidant ces femmes dans leur vie professionnelle ». En d’autres termes, une telle mesure ne contribue pas à l’égalité réelle dans la vie professionnelle et ne peut donc être justifiée au titre de l’article 157, paragraphe 4, TFUE. La solution, bien que classique, réaffirme avec force que les stéréotypes de genre ne sauraient justifier une dérogation au principe fondamental d’égalité de traitement.

Au-delà de cette première censure, la portée principale de l’arrêt réside dans l’examen du second grief, qui touche au cœur de l’État de droit.

II. La censure d’une atteinte à l’indépendance juridictionnelle

La Cour établit d’abord la pertinence du droit de l’Union pour évaluer des règles nationales d’organisation judiciaire, en se fondant sur l’exigence de protection juridictionnelle effective (A). Elle caractérise ensuite la violation de ce principe en raison du pouvoir discrétionnaire conféré au pouvoir exécutif (B).

A. La protection juridictionnelle effective comme fondement du contrôle de l’organisation judiciaire nationale

L’État membre soutenait que l’organisation de la justice relevait de sa compétence exclusive. La Cour balaie cet argument en s’appuyant sur l’article 19, paragraphe 1, TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit proclamée à l’article 2 TUE. Elle rappelle que « tout État membre doit, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, notamment assurer que les instances relevant, en tant que “juridictions” […] de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union […] satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective ». L’indépendance de ces juridictions est une condition primordiale de cette protection. Ainsi, bien que les États membres soient compétents pour organiser leur système judiciaire, ils sont tenus, dans l’exercice de cette compétence, de respecter les obligations découlant du droit de l’Union. Cette jurisprudence, qui s’inscrit dans la lignée de l’arrêt *Associação Sindical dos Juízes Portugueses*, confirme que l’indépendance judiciaire n’est pas une simple question interne, mais une exigence fondamentale de l’ordre juridique de l’Union, soumise au contrôle de la Cour.

B. La caractérisation d’une violation du principe d’inamovibilité des juges

La Cour examine le mécanisme qui permet au ministre de la Justice de prolonger la carrière d’un juge au-delà du nouvel âge de la retraite. Elle constate que ce pouvoir est discrétionnaire. Les critères légaux sont jugés « trop vagues et non vérifiables », la décision du ministre n’a pas à être motivée et elle n’est susceptible d’aucun recours juridictionnel. Pour la Cour, un tel dispositif « est de nature à engendrer des doutes légitimes, notamment dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ». Cette situation crée une dépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif, portant directement atteinte à leur indépendance externe. De plus, la Cour estime que cette mesure viole le principe d’inamovibilité des juges, garantie essentielle de leur indépendance. La combinaison de l’abaissement de l’âge de la retraite et du pouvoir discrétionnaire de prolongation permet au pouvoir exécutif d’écarter certains juges tout en en maintenant d’autres en fonction, ce qui compromet leur sécurité de carrière. La portée de cet arrêt est considérable : il affirme avec la plus grande fermeté que l’indépendance de la justice, et notamment la garantie d’inamovibilité, constitue une limite intangible à la compétence des États membres pour réformer leur système judiciaire.

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Hassan KOHEN
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