Cour de justice de l’Union européenne, le 5 octobre 2017, n°C-567/15

Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les critères permettant de qualifier une société de droit privé d’« organisme de droit public », et donc de pouvoir adjudicateur. En l’espèce, une société commerciale, filiale à 100 % de l’entreprise des chemins de fer lituaniens, a lancé un avis de marché simplifié pour l’achat de fournitures. Une entreprise candidate, dont l’offre n’a été que partiellement retenue, a contesté cette procédure. Elle soutenait que la filiale, bien que société de droit privé, aurait dû être qualifiée de pouvoir adjudicateur et respecter en conséquence les règles de la directive sur les marchés publics. Selon la demanderesse, le fait que la filiale ait été créée pour satisfaire les besoins de sa société mère, elle-même chargée d’une mission de service public, suffisait à lui conférer cette qualité.

Saisis du litige, le tribunal régional de Vilnius puis la Cour d’appel de Lituanie ont rejeté cette argumentation. Ils ont estimé que la filiale exerçait une activité commerciale à but lucratif et supportait les risques de son activité, ce qui excluait la satisfaction d’un besoin d’intérêt général. La Cour suprême de Lituanie a cependant cassé cet arrêt. Elle a reproché aux juges du fond de ne pas avoir suffisamment examiné la nature des activités de la filiale et l’intensité de la concurrence dans son secteur. La Cour suprême a souligné le risque de contournement des règles de marchés publics si une société mère pouvait déléguer à sa filiale des achats qui, réalisés directement, y auraient été soumis. L’affaire a donc été renvoyée, et le tribunal régional de Vilnius a saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si une société, détenue par un pouvoir adjudicateur et exerçant une activité tant pour sa société mère que sur un marché concurrentiel, doit être qualifiée d’organisme de droit public au sens de la directive 2004/18.

La Cour de justice répond par l’affirmative, sous réserve de la réunion de deux conditions précises. Elle juge qu’une telle société « doit être qualifiée d’“organisme de droit public” […] pour autant que les activités de cette société sont nécessaires pour que ledit pouvoir adjudicateur puisse exercer son activité et que, afin de satisfaire des besoins d’intérêt général, ladite société se laisse guider par des considérations autres qu’économiques ». Cette solution réaffirme une approche fonctionnelle de la notion d’organisme de droit public (I), tout en en clarifiant la portée pratique pour prévenir les contournements (II).

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I. La consécration d’une approche fonctionnelle de la notion d’organisme de droit public

La Cour de justice rappelle que la qualification d’organisme de droit public repose sur des critères cumulatifs qui doivent être interprétés au regard des finalités de la directive. Elle centre son raisonnement sur la condition relative à la satisfaction de besoins d’intérêt général, en liant étroitement l’activité de la filiale à la mission de sa société mère (A) et en faisant de l’influence de considérations non économiques le critère déterminant (B).

A. La nécessaire dépendance fonctionnelle vis-à-vis de la société mère

La Cour établit d’abord que le but spécifique de satisfaire un besoin d’intérêt général peut être caractérisé par ricochet. Elle estime que si l’activité d’une filiale est indispensable à l’exercice de la mission d’intérêt général de sa société mère, cette filiale peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire ce même besoin. En l’occurrence, la filiale assurait la maintenance du matériel roulant, activité sans laquelle la société des chemins de fer ne pouvait fournir son service public de transport de passagers. La Cour considère que lorsque « les besoins que [la filiale] a été chargée de satisfaire constituent une condition nécessaire à l’exercice des activités d’intérêt général de cette société mère », la première condition de l’organisme de droit public peut être remplie.

Cette analyse dépasse la simple forme juridique de la filiale ou son objet social statutaire. Elle impose au juge national de vérifier le lien concret et indispensable entre les prestations de la filiale et le service public assuré par la société mère. Le fait que la filiale ait été créée lors d’une restructuration du pouvoir adjudicateur initial constitue un indice fort de cette finalité. Ainsi, la Cour ancre la notion de besoin d’intérêt général dans une réalité fonctionnelle, où l’activité d’une entité est appréciée à l’aune de sa contribution à une mission qui la dépasse.

B. Le critère décisif des considérations non économiques

Au-delà du lien fonctionnel, la Cour précise que le besoin d’intérêt général doit avoir un caractère « autre qu’industriel ou commercial ». Pour en juger, elle appelle à une analyse globale des conditions d’exercice de l’activité. Elle rappelle que si une entité « opère dans des conditions normales du marché, poursuit un but lucratif et supporte les pertes », il est peu probable que le besoin satisfait soit d’une nature autre que commerciale. Toutefois, l’existence d’une concurrence, même développée, n’est pas à elle seule suffisante pour écarter cette qualification.

Le critère essentiel devient alors de déterminer si la filiale « pouvait, eu égard aux circonstances de l’espèce, se laisser guider par des considérations autres qu’économiques ». C’est le cœur de l’appréciation que doit mener le juge national. Cette instruction l’oblige à examiner si la relation quasi exclusive avec la société mère, le contexte de sa création ou l’absence de prise de risque réelle n’ont pas pour effet de soustraire la filiale aux seules logiques du marché. La Cour invite à une appréciation complète en déclarant que « l’appréciation de ce caractère doit être faite en prenant en compte l’ensemble des éléments juridiques et factuels pertinents ». Ce faisant, elle fournit une grille de lecture pragmatique qui prévaut sur la simple apparence d’une activité concurrentielle.

II. Les implications de la qualification et la prévention des contournements

En précisant les modalités de son raisonnement, la Cour de justice en délimite la portée temporelle (A) et réaffirme l’objectif de la directive de lutter contre l’évasion des règles de publicité et de mise en concurrence (B).

A. La fixation de l’analyse à la date de passation du marché

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’impact d’une évolution future de l’activité de la filiale. Spécifiquement, elle demandait si une baisse prévisible de la part de son chiffre d’affaires réalisée avec sa société mère pourrait lui faire perdre sa qualité de pouvoir adjudicateur. La réponse de la Cour est sans équivoque : une telle perspective est sans pertinence pour l’analyse.

Elle juge en effet qu’il « est dépourvu d’incidence, à cet égard, le fait que la valeur des opérations internes puisse dans l’avenir représenter moins de 90 %, ou une partie non essentielle, du chiffre d’affaires global de la société ». L’appréciation doit se faire au moment de la passation du marché litigieux. Cette précision est capitale en ce qu’elle apporte une sécurité juridique considérable. Elle empêche qu’une entité puisse échapper à ses obligations en invoquant une stratégie commerciale future ou des projections d’activité incertaines. Le statut de pouvoir adjudicateur est ainsi figé à l’instant où l’obligation de mise en concurrence prend naissance, garantissant la stabilité des situations juridiques et la prévisibilité pour les opérateurs économiques.

B. L’objectif de neutralisation des montages juridiques

En filigrane, la solution de la Cour est guidée par la nécessité de garantir l’effet utile des directives sur les marchés publics. L’un des objectifs fondamentaux de cette législation est d’empêcher qu’un pouvoir public ne se laisse guider par des considérations non économiques pour favoriser certains opérateurs. Le recours à une filiale de droit privé pour effectuer des achats nécessaires à une mission de service public constitue un risque de contournement de cette règle.

En soumettant une telle filiale aux mêmes obligations que sa société mère, dès lors que les conditions fonctionnelles et comportementales sont remplies, la Cour ferme une voie d’évasion potentielle. Elle rejoint ainsi l’analyse de la Cour suprême de Lituanie qui s’inquiétait de la possibilité pour un pouvoir adjudicateur de s’affranchir de ses obligations par le biais d’une externalisation à une entité contrôlée. Cette jurisprudence renforce la portée de la notion d’organisme de droit public, la confirmant comme un instrument de lutte contre les stratégies d’évitement et garantissant que les deniers publics, même dépensés indirectement, le soient dans le respect des principes de transparence et d’égalité de traitement.

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Hassan KOHEN
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