Cour de justice de l’Union européenne, le 5 septembre 2019, n°C-377/18

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’articulation entre les exigences d’une procédure pénale nationale et le respect de la présomption d’innocence garantie par le droit de l’Union. En l’espèce, six personnes étaient poursuivies en Bulgarie pour leur participation présumée à un groupe criminel organisé spécialisé dans la falsification de documents officiels. L’une de ces personnes a souhaité conclure un accord avec le procureur, reconnaissant sa culpabilité en échange d’une peine réduite. Les cinq autres co-prévenus, tout en consentant à la conclusion de cet accord par leur acolyte, n’ont pas reconnu leur propre culpabilité et devaient faire l’objet d’une procédure distincte. L’accord de reconnaissance de culpabilité, soumis pour approbation à la juridiction pénale spécialisée, décrivait les faits en mentionnant explicitement l’identité des cinq autres personnes en tant que membres du groupe criminel. Saisie de cette procédure d’approbation, la juridiction bulgare a sursis à statuer. Elle a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique, imposée par une jurisprudence nationale constante, avec la protection de la présomption d’innocence. Le problème de droit soulevé était donc de savoir si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2016/343 s’oppose à ce qu’une décision judiciaire approuvant un accord de reconnaissance de culpabilité présente comme coauteurs des personnes qui n’ont pas reconnu leur culpabilité et dont le procès se poursuit séparément. La Cour de justice répond par la négative, mais assortit sa solution de conditions strictes. Elle juge que la mention des co-prévenus est possible si, d’une part, elle est nécessaire à la qualification juridique de l’infraction commise par celui qui reconnaît sa culpabilité et si, d’autre part, la décision indique clairement que la culpabilité de ces autres personnes n’a pas encore été légalement établie.

La solution de la Cour de justice opère une conciliation pragmatique entre les nécessités procédurales et la sauvegarde d’un droit fondamental (I), tout en conférant un rôle actif au juge national dans la protection de la présomption d’innocence (II).

I. Une conciliation entre nécessité procédurale et protection des droits

La Cour admet la mention des co-prévenus dans la décision d’approbation de l’accord, mais encadre cette possibilité par une double exigence : la mention doit être nécessaire à la qualification de l’infraction (A) et s’accompagner d’une réserve expresse sur la culpabilité des tiers (B).

A. L’admission de la mention des co-prévenus au nom de la qualification juridique

La Cour de justice reconnaît que, dans certaines situations, la description des faits constitutifs d’une infraction ne peut faire l’économie de la mention de tiers. C’est particulièrement le cas pour les infractions de criminalité organisée, dont la définition même suppose la participation de plusieurs individus. La juridiction de renvoi avait d’ailleurs souligné ce point, relevant que « pour constituer un groupe criminel organisé, il faut la participation d’au moins trois personnes ». En validant la possibilité de nommer les co-prévenus, la Cour prend acte d’une contrainte inhérente à la qualification de l’infraction reprochée à la personne qui plaide coupable. Sans cette mention, l’élément constitutif du « groupe organisé » ferait défaut, rendant l’accord lui-même juridiquement fragile.

Cette approche pragmatique évite de paralyser les procédures de reconnaissance de culpabilité dans les affaires de criminalité complexe. Elle s’inspire directement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a admis que « dans les procédures pénales complexes où sont mis en cause plusieurs suspects ne pouvant être jugés ensemble, il arrive que la juridiction nationale doive impérativement, pour apprécier la culpabilité des prévenus, faire mention de la participation de tiers ». La solution de la Cour de justice ne constitue donc pas une autorisation générale, mais une dérogation justifiée par les stricts besoins de la qualification pénale, ce qui en limite la portée aux seuls cas où une telle mention est indispensable.

B. L’exigence d’une réserve expresse sur la culpabilité des tiers

La principale garantie offerte par la décision réside dans la seconde condition posée par la Cour. La mention des co-prévenus n’est acceptable qu’à la condition que l’accord indique explicitement que leur culpabilité n’est pas établie. La Cour précise que l’accord doit indiquer « clairement que ces autres personnes sont poursuivies dans le cadre d’une procédure pénale distincte et que leur culpabilité n’a pas été légalement établie ». Cette exigence vise à neutraliser l’effet potentiellement préjudiciable de la mention de leur nom dans une décision judiciaire ayant l’autorité de la chose jugée à l’égard de celui qui a conclu l’accord.

En imposant cette clarification, la Cour s’assure que la décision judiciaire ne puisse être interprétée comme une déclaration prématurée de culpabilité à l’encontre des tiers. Elle souligne l’importance du choix des termes et de la motivation des décisions pour préserver la présomption d’innocence. Une simple mention des noms sans cette précaution créerait une ambiguïté inacceptable et violerait l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2016/343. Cette condition transforme ainsi une décision qui pourrait porter atteinte à un droit fondamental en un document procédural dont les effets sont rigoureusement circonscrits à la seule personne ayant reconnu sa culpabilité.

II. La portée de la solution : le juge national gardien de la présomption d’innocence

Au-delà de la solution d’espèce, l’arrêt renforce le rôle du juge national comme garant des droits fondamentaux (A) et lui impose une obligation concrète de contrôle et de modification des accords qui lui sont soumis (B).

A. Une interprétation à la lumière des standards européens des droits de l’homme

Pour parvenir à sa solution, la Cour de justice ne se contente pas d’une analyse littérale de la directive. Elle ancre son raisonnement dans le socle des droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour rappelle que l’article 48 de la Charte, qui consacre la présomption d’innocence, correspond à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH. Elle en déduit qu’il convient de s’inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme « aux fins de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2016/343 ».

Cette démarche méthodologique a une portée significative. Elle confirme que les directives de l’Union en matière de justice pénale doivent être interprétées de manière à assurer un niveau de protection qui ne soit jamais inférieur à celui garanti par la CEDH. En se référant explicitement à l’arrêt *Karaman c. Allemagne*, la Cour de justice montre sa volonté d’aligner le standard de protection de la présomption d’innocence au sein de l’Union sur celui, bien établi, du Conseil de l’Europe. Cela renforce la cohérence du système européen de protection des droits fondamentaux et fournit aux juridictions nationales une grille de lecture claire pour l’application du droit de l’Union.

B. L’obligation pour le juge national de modifier l’accord non conforme

La portée pratique de l’arrêt est considérable pour la juridiction de renvoi et, par extension, pour toutes les juridictions nationales confrontées à une situation similaire. La Cour de justice ne se limite pas à énoncer un principe d’interprétation ; elle en tire les conséquences concrètes pour le juge national. Constatant que le droit bulgare permet au juge d’approbation de proposer des modifications à l’accord, elle transforme cette faculté en une véritable obligation. L’arrêt énonce que « l’article 4, paragraphe 1, de cette directive exige que l’accord en cause en principal ne soit approuvé, le cas échéant, qu’après une modification de celui-ci ».

Le juge national n’est donc plus un simple homologateur, mais un contrôleur actif du respect de la présomption d’innocence. S’il constate que l’accord, bien que nécessaire dans sa mention des tiers, omet la réserve expresse sur leur absence de culpabilité, il a le devoir de le modifier avant de l’approuver. Cette injonction directe confère un pouvoir et une responsabilité accrus au juge national, qui devient le garant ultime de l’effectivité de la protection offerte par la directive. La décision de la Cour de justice assure ainsi que les principes du droit de l’Union ne restent pas lettre morte mais se traduisent par des obligations procédurales précises et contraignantes.

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Hassan KOHEN
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